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| Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE | |
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Auteur | Message |
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Invité Invité
| Sujet: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:37 | |
| LA VIE ET LA MORT DU CAPITAINE RENAUD OU LA CANNE DE JONC
CHAPITRE II
UNE NUIT MÉMORABLE
La nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et solennelle. Son souvenir est, pour moi, plus présent que celui de quelques tableaux plus terribles que la destinée m'a jetés sous les yeux.--Le calme de la terre et de la mer devant l'ouragan n'a pas plus de majesté que n'en avait celui de Paris devant la révolution. Les boulevards étaient déserts. Je marchais seul, après minuit, dans toute leur longueur, regardant et écoutant avidement. Le ciel pur étendait sur le sol la blanche lueur de ses étoiles; mais les maisons étaient éteintes, closes et comme mortes. Tous les réverbères des rues étaient brisés. Quelques groupes d'ouvriers s'assemblaient encore près des arbres, écoutant un orateur mystérieux qui leur glissait des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se séparaient en courant, et se jetaient dans des rues étroites et noires. Ils se collaient contre des petites portes d'allées qui s'ouvraient comme des trappes et se refermaient sur eux. Alors rien ne remuait plus, et la ville semblait n'avoir que des habitants morts et des maisons pestiférées. |
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| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:38 | |
| On rencontrait, de distance en distance, une masse sombre, inerte, que l'on ne reconnaissait qu'en la touchant: c'était un bataillon de la Garde, debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une batterie d'artillerie surmontée de ses mèches allumées, comme de deux étoiles.
On passait impunément devant ces corps imposants et sombres, on tournait autour d'eux, on s'en allait, on revenait sans en recevoir une question, une injure, un mot. Ils étaient inoffensifs, sans colère, sans haine; ils étaient résignés et ils attendaient.
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| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:38 | |
| Comme j'approchais de l'un des bataillons les plus nombreux, un officier s'avança vers moi, avec une extrême politesse, et me demanda si les flammes que l'on voyait au loin éclairer la porte Saint-Denis ne venaient point d'un incendie; il allait se porter en avant avec sa compagnie pour s'en assurer. Je lui dis qu'elles sortaient de quelques grands arbres que faisaient abattre et brûler des marchands, profitant du trouble pour détruire ces vieux ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, s'asseyant sur l'un des bancs de pierre du boulevard, il se mit à faire des lignes et des ronds sur le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je le reconnus, tandis qu'il me reconnaissait à mon visage. Comme je restais debout devant lui, il me serra la main et me pria de m'asseoir à son côté.
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| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:38 | |
| Le capitaine Renaud était un homme d'un sens droit et sévère et d'un esprit très cultivé, comme la Garde en renfermait beaucoup à cette époque. Son caractère et ses habitudes nous étaient fort connus, et ceux qui liront ces souvenirs sauront bien sur quel visage sérieux ils doivent placer son nom de guerre donné par les soldats, adopté par les officiers et reçu indifféremment par l'homme. Comme les vieilles familles, les vieux régiments, conservés intacts par la paix, prennent des coutumes familières et inventent des noms caractéristiques pour leurs enfants. Une ancienne blessure à la jambe droite motivait cette habitude du capitaine de s'appuyer toujours sur cette canne de jonc , dont la pomme était assez singulière et attirait l'attention de tous ceux qui la voyaient pour la première fois. Il la gardait partout et presque toujours à la main. Il n'y avait, du reste, nulle affectation dans cette habitude: ses manières étaient trop simples et sérieuses. Cependant on sentait que cela lui tenait au coeur. Il était fort honoré dans la Garde. Sans ambition et ne voulant être que ce qu'il était, capitaine de grenadiers, il lisait toujours, ne parlait que le moins possible et par monosyllabes.--Très grand, très pâle et de visage mélancolique, il avait sur le front, entre les sourcils, une petite cicatrice assez profonde, qui souvent, de bleuâtre qu'elle était, devenait noire, et quelquefois donnait un air farouche à son visage habituellement froid et paisible. |
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| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:38 | |
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Les soldats l'avaient en grande amitié; et surtout dans la campagne d'Espagne on avait remarqué la joie avec laquelle ils partaient quand les détachements étaient commandés par la Canne-de-Jonc . C'était bien véritablement la Canne-de-Jonc qui les commandait; car le capitaine Renaud ne mettait jamais l'épée à la main, même lorsque, à la tête des tirailleurs, il approchait assez l'ennemi pour courir le hasard de se prendre corps à corps avec lui.
Ce n'était pas seulement un homme expérimenté dans la guerre; il avait encore une connaissance si vraie des plus grandes affaires politiques de l'Europe sous l'Empire, que l'on ne savait comment se l'expliquer, et tantôt on l'attribuait à de profondes études, tantôt à de hautes relations fort anciennes, et que sa réserve perpétuelle empêchait de connaître.
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| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:38 | |
| Du reste, le caractère dominant des hommes d'aujourd'hui, c'est cette réserve même, et celui-ci ne faisait que porter à l'extrême ce trait général. À présent, une apparence de froide politesse couvre à la fois caractère et actions. Aussi je n'estime pas que beaucoup puissent se reconnaître aux portraits effarés que l'on fait de nous. L'affectation est ridicule en France plus que partout ailleurs, et c'est pour cela, sans doute, que, loin d'étaler sur ses traits et dans son langage l'excès de force que donnent les passions, chacun s'étudie à renfermer en soi les émotions violentes, les chagrins profonds ou les élans involontaires. Je ne pense point que la civilisation ait tout énervé, je vois qu'elle a tout masqué. J'avoue que c'est un bien, et j'aime le caractère contenu de notre époque. Dans cette froideur apparente il y a de la pudeur, et les sentiments vrais en ont besoin. Il y entre aussi du dédain, bonne monnaie pour payer les choses humaines.--Nous avons déjà perdu beaucoup d'amis dont la mémoire vit entre nous; vous vous les rappelez, ô mes chers Compagnons d'armes! Les uns sont morts par la guerre, les autres par le duel, d'autres par le suicide; tous hommes d'honneur et de ferme caractère, de passions fortes, et cependant d'apparence simple, froide et réservée. L'ambition, l'amour, le jeu, la haine, la jalousie, les travaillaient sourdement; mais ils ne parlaient qu'à peine, et détournaient tout propos trop direct et prêt à toucher le point saignant de leur coeur. On ne les voyait jamais cherchant à se faire remarquer dans les salons par une tragique attitude; et si quelque jeune femme, au sortir d'une lecture de roman, les eût vus tout soumis et comme disciplinés aux saluts en usage et aux simples causeries à voix basse, elle les eût pris en mépris; et pourtant ils ont vécu et sont morts, vous le savez, en hommes aussi forts que la nature en produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s'en tirèrent pas mieux, tout porteurs de toges qu'ils étaient. Nos passions ont autant d'énergie qu'en aucun temps; mais ce n'est qu'à la trace de leurs fatigues que le regard d'un ami peut les reconnaître. Les dehors, les propos, les manières ont une certaine mesure de dignité froide qui est commune à tous, et dont ne s'affranchissent que quelques enfants qui se veulent grandir et faire valoir à toute force. À présent, la loi suprême des moeurs c'est la Convenance.
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| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:38 | |
| Il n'y a pas de profession où la froideur des formes du langage et des habitudes contraste plus vivement avec l'activité de la vie que la profession des armes. On y pousse loin la haine de l'exagération, et l'on dédaigne le langage d'un homme qui cherche à outrer ce qu'il sent ou à attendrir sur ce qu'il souffre. Je le savais, et je me préparais à quitter brusquement le capitaine Renaud, lorsqu'il me prit le bras et me retint.
--«Avez-vous vu ce matin la manoeuvre des Suisses? me dit-il; c'était assez curieux. Ils ont fait le feu de chaussée en avançant avec une précision parfaite. Depuis que je sers, je n'en avais pas vu faire l'application: c'est une manoeuvre de parade et d'Opéra; mais, dans les rues d'une grande ville, elle peut avoir son prix, pourvu que les sections de droite et de gauche se forment vite en avant du peloton qui vient de faire feu.» |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:38 | |
| En même temps il continuait à tracer des lignes sur la terre avec le bout de sa canne; ensuite il se leva lentement; et comme il marchait le long du boulevard, avec l'intention de s'éloigner du groupe des officiers et des soldats, je le suivis, et il continua de me parler avec une sorte d'exaltation nerveuse et comme involontaire qui me captiva, et que je n'aurais jamais attendue de lui, qui était ce qu'on est convenu d'appeler un homme froid.
Il commença par une très simple demande en prenant un bouton de mon habit: |
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| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:39 | |
| «Me pardonnerez-vous, me dit-il, de vous prier de m'envoyer votre hausse-col de la Garde royale, si vous l'avez conservé? J'ai laissé le mien chez moi, et je ne puis l'envoyer chercher ni y aller moi-même, parce qu'on nous tue dans les rues comme des chiens enragés; mais depuis trois ou quatre ans que vous avez quitté l'armée, peut-être ne l'avez-vous plus. J'avais aussi donné ma démission il y a quinze jours, car j'ai une grande lassitude de l'Armée; mais avant-hier, quand j'ai vu les ordonnances, j'ai dit: On va prendre les armes. J'ai fait un paquet de mon uniforme, de mes épaulettes et de mon bonnet à poil, et j'ai été à la caserne retrouver ces braves gens-là qu'on va faire tuer dans tous les coins, et qui certainement auraient pensé, au fond du coeur, que je les quittais mal et dans un moment de crise; c'eût été contre l'Honneur, n'est-il pas vrai, entièrement contre l'Honneur? |
| | | Invité Invité
| Sujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE Mar 13 Nov - 16:39 | |
| --Aviez-vous prévu les ordonnances, dis-je, lors de votre démission?
--Ma foi, non! je ne les ai pas même lues encore.
--Eh bien! que vous reprochiez-vous?
--Rien que l'apparence, et je n'ai pas voulu que l'apparence même fût contre moi.
--Voilà, dis-je, qui est admirable.
--Admirable! admirable! dit le capitaine Renaud en marchant plus vite, c'est le mot actuel; quel mot puéril! Je déteste l'admiration; c'est le principe de trop de mauvaises actions. On la donne à trop bon marché à présent, et à tout le monde; nous devons bien nous garder d'admirer légèrement.
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| | | | Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE II UNE NUIT MÉMORABLE | |
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