PLUME DE POÉSIES
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 Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE

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MessageSujet: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III   MALTE  Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:43

CHAPITRE III

MALTE


Je ne suis rien, dit-il d'abord, et c'est à présent un bonheur pour moi
que de penser cela; mais si j'étais quelque chose, je pourrais dire
comme Louis XIV: J'ai trop aimé la guerre .--Que voulez-vous? Bonaparte
m'avait grisé dès l'enfance comme les autres, et sa gloire me montait à
la tête si violemment, que je n'avais plus de place dans le cerveau pour
une autre idée. Mon père, vieil officier supérieur, toujours dans les
camps, m'était tout à fait inconnu, quand un jour il lui prit fantaisie
de me conduire en Égypte avec lui. J'avais douze ans, et je me souviens
encore de ce temps comme si j'y étais, des sentiments de toute l'armée
et de ceux qui prenaient déjà possession de mon âme. Deux esprits
enflaient les voiles de nos vaisseaux, l'esprit de gloire et l'esprit de
piraterie. Mon père n'écoutait pas plus le second que le vent de
nord-ouest qui nous emportait; mais le premier bourdonnait si fort à mes
oreilles, qu'il me rendit sourd pendant longtemps à tous les bruits du
monde, hors à la musique de Charles XII, le canon. Le canon me semblait
la voix de Bonaparte, et, tout enfant que j'étais, quand il grondait, je
devenais rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui battais des mains,
je lui répondais par de grands cris. Ces premières émotions préparèrent
l'enthousiasme exagéré qui fut le but et la folie de ma vie. Une
rencontre, mémorable pour moi, décida cette sorte d'admiration fatale,
cette adoration insensée à laquelle je voulus trop sacrifier.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III   MALTE  Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:43

La flotte venait d'appareiller depuis le 30 floréal an VI. Je passai le
jour et la nuit sur le pont à me pénétrer du bonheur de voir la grande
mer bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent bâtiments et je ne pus tout
compter. Notre ligne militaire avait une lieue d'étendue, et le
demi-cercle que formait le convoi en avait au moins six. Je ne disais
rien. Je regardai passer la Corse tout près de nous, traînant la
Sardaigne à sa suite, et bientôt arriva la Sicile à notre gauche. Car
la Junon , qui portait mon père et moi, était destinée à éclairer la
route et à former l'avant-garde avec trois autres frégates. Mon père me
tenait la main, et me montra l'Etna tout fumant et des rochers que je
n'oubliai point: c'était la Favaniane et le mont Éryx. Marsala, l'ancien
Lilybée, passait à travers ses vapeurs; je pris ses maisons blanches
pour des colombes perçant un nuage; et un matin, c'était..., oui,
c'était le 24 prairial, je vis, au lever du jour, arriver devant moi un
tableau qui m'éblouit pour vingt ans.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III   MALTE  Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:44

Malte était debout avec ses forts, ses canons à fleur d'eau, ses longues
murailles luisantes au soleil comme des marbres nouvellement polis, et
sa fourmilière de galères toutes minces courant sur de longues rames
rouges. Cent quatre-vingt-quatorze bâtiments français l'enveloppaient de
leurs grandes voiles et de leurs pavillons bleus, rouges et blancs que
l'on hissait, en ce moment, à tous les mâts, tandis que l'étendard de la
religion s'abaissait lentement sur le Gozo et le fort Saint-Elme:
c'était la dernière croix militante qui tombait. Alors la flotte tira
cinq cents coups de canon.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III   MALTE  Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:44

Le vaisseau l'Orient était en face, seul à l'écart, grand et immobile.
Devant lui vinrent passer lentement, et l'un après l'autre, tous les
bâtiments de guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bonaparte. Nous
montâmes près de lui à bord de l'Orient . Enfin pour la première fois
je le vis.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III   MALTE  Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:44

Il était debout près du bord, causant avec Casa-Bianca, capitaine du
vaisseau (pauvre Orient! ), et il jouait avec les cheveux d'un enfant
de dix ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant
sur-le-champ, et le coeur me bondit en voyant qu'il touchait le sabre du
général. Mon père s'avança vers Bonaparte et lui parla longtemps. Je ne
voyais pas encore son visage. Tout d'un coup il se retourna et me
regarda; je frémis de tout mon corps à la vue de ce front jaune entouré
de longs cheveux pendants et comme sortant de la mer, tout mouillés; de
ces grands yeux gris, de ces joues maigres et de cette lèvre rentrée sur
un menton aigu. Il venait de parler de moi, car il disait: «Écoute, mon
brave, puisque tu le veux, tu viendras en Égypte et le général Vaubois
restera bien ici sans toi et avec ses quatre mille hommes; mais je
n'aime pas qu'on emmène ses enfants; je ne l'ai permis qu'à Casa-Bianca,
et j'ai eu tort. Tu vas renvoyer celui-ci en France; je veux qu'il soit
fort en mathématiques, et s'il t'arrive quelque chose là-bas, je te
réponds de lui, moi; je m'en charge, et j'en ferai un bon soldat.» En
même temps il se baissa, et me prenant sous les bras, m'éleva jusqu'à sa
bouche et me baisa le front. La tête me tourna, je sentis qu'il était
mon maître et qu'il enlevait mon âme à mon père, que du reste je
connaissais à peine parce qu'il vivait à l'armée éternellement. Je crus
éprouver l'effroi de Moïse, berger, voyant Dieu dans le buisson.
Bonaparte m'avait soulevé libre, et quand ses bras me redescendirent
doucement sur le pont, ils y laissèrent un esclave de plus.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III   MALTE  Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:44



La veille, je me serais jeté dans la mer si l'on m'eût enlevé à l'armée;
mais je me laissai emmener quand on voulut. Je quittai mon père avec
indifférence, et c'était pour toujours! Mais nous sommes si mauvais dès
l'enfance, et, hommes ou enfants, si peu de chose nous prend et nous
enlève aux bons sentiments naturels! Mon père n'était plus mon maître
parce que j'avais vu le sien, et que de celui-là seul me semblait émaner
toute autorité de la terre.--Ô rêves d'autorité et d'esclavage! Ô
pensées corruptrices du pouvoir, bonnes à séduire les enfants! Faux
enthousiasmes! poisons subtils, quel antidote pourra-t-on jamais trouver
contre vous?--J'étais étourdi, enivré; je voulais travailler, et je
travaillai, à en devenir fou! Je calculai nuit et jour, et je pris
l'habit, le savoir et, sur mon visage, la couleur jaune de l'école. De
temps en temps le canon m'interrompait, et cette voix du demi-Dieu
m'apprenait la conquête de l'Égypte, Marengo, le 18 brumaire,
l'Empire... et l'Empereur me tint parole.--Quant à mon père, je ne
savais plus ce qu'il était devenu, lorsqu'un jour m'arriva cette lettre
que voici.
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MessageSujet: Re: Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III MALTE    Alfred de Vigny (1797-1863) LIVRE TROISIÈME CHAPITRE III   MALTE  Icon_minitimeMar 13 Nov - 16:44


Je la porte toujours dans ce vieux portefeuille, autrefois rouge, et je
la relis souvent pour bien me convaincre de l'inutilité des avis que
donne une génération à celle qui la suit, et réfléchir sur l'absurde
entêtement de mes illusions.

Ici le Capitaine, ouvrant son uniforme, tira de sa poitrine: son
mouchoir premièrement, puis un petit portefeuille qu'il ouvrit avec
soin, et nous entrâmes dans un café encore éclairé, où il me lut ces
fragments de lettres, qui me sont restés entre les mains, on saura
bientôt comment.
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