II
Ah! Qui pourra sonder la tristesse qui noie
Un jeune et doux visage accompli pour la joie!
Qui pourra te comprendre, ô mystère des yeux,
Plus profond que la mer, plus vaste que les cieux?
Lorsqu'un soupir se mêle à la harpe plaintive;
Lorsqu'un de longs cils noirs une perle furtive
Brille comme une larme et tombe, et reparaît;
Lorsqu'un mal contenu soulève d'un seul trait,
Sous un gorgerin d'or, un sein vierge qui tremble
Au battement des sons et du coeur tout ensemble,
Et sur lequel remonte un nuage vermeil,
Aurore de l'amour, chaste et brûlant éveil!
La brune Souré-Ha comprit que la nature
N'avait pas de sanglot, pas de note assez pure
Dignes de terminer son hymne de douleurs,
Et s'arrêta, laissant couler en paix ses pleurs.
Goutte à goutte ils tombaient de leur source divine;
Et quelque boucle sombre errant sur sa poitrine,
Semblait vouloir chercher et boire avidement
Ces pleurs, ces pleurs d'amour, ignorés de l'amant!
Sur de nombreux coussins où se perd l'arabesque,
Les yeux distraits tournés vers les murs tout à fresque,
Samhisis, au teint clair, au beau bras délié,
S'abandonne, un jarret sous l'autre replié.
Son corps est sinueux comme une souple plante;
Et s'il vient à bouger, sa gorge étincelante
écarte des tissus le bout d'un globe dur.
Quelle caresse aurait sa prunelle d'azur!
Mais ce n'est pas l'amour qui pèse sur sa tête;
Ce qui fait s'abaisser, dans une heure inquiète,
Comme un long vol d'oiseaux au bord d'un lac, le soir,
Ses sourcils, ce n'est pas un secret désespoir.
Non; c'est l'ennui stagnant sur Memphis écrasée
Qui l'accable, et sa peau si fine est moins rosée,
Et son petit pied nu, dans l'ombre, par instant,
hors du pagne lamé s'éclaire en s'agitant.
Quand Souré-Ha se tut, ses mains encore errantes
Pour un dernier appel sur les cordes vibrantes,
D'une voix languissante elle lui dit : « Ma soeur,
Ne pense pas avoir dissipé ma torpeur :
Non; tu l'as alourdie. O Souré-Ha! Pardonne;
Pour m'égayer, plutôt, si tu veux être bonne,
Au lieu d'accords plaintifs pareils aux bruits que font
Les vents mortels, le soir, dans un arbre profond,
Tu chanterais, ma soeur, quelques chansons bien folles,
Ou quelques airs de danse aux légères paroles
Qui me rendent les nerfs avec l'esprit joyeux. »
Vers elle Souré-Ha ne leva pas les yeux.
Rien ne semblait pouvoir troubler sa rêverie.
L'insoucieuse fille alors, comme attendrie,
Regarda de nouveau cette soeur qui pleurait :
« Aurais-je deviné, fit-elle, son secret?
C'est l'amour qu'elle enferme et qui lui ronge l'âme.
L'amour seul dans les yeux sait mettre autant de flamme;
Pour l'embellir ainsi, l'amour seul dans la voix
Sait mêler la douleur et l'ivresse à la fois.
Je le saurai bien vite! » - Oh! Les charmantes poses
Que prit pour se lever l'enfant aux lèvres roses!
A côté de sa soeur elle s'en vint s'asseoir.
Souré-Ha demeurait pensive sans la voir,
Sans l'entendre, à son rêve intérieur fidèle.
La cadette sourit, se pencha plus près d'elle,
Et murmura tout bas ce seul mot : « Thaéri! »
Comme un chevreau peureux et qui cherche un abri,
Souré-Ha, tressaillant à ce nom tout entière,
En trouble, se tourna vers celle qui derrière
Plongeait dans son regard un regard curieux.
Rougissante de honte, elle baissa les yeux.
« Je m'en doutais déjà, dit Samhisis; tu l'aimes!
Et c'est assez longtemps vous cacher de vous-mêmes.
Tout à l'heure il viendra, comme il fait chaque jour,
Et je prétends sur toi détourner son amour.
- Tu te trompes, ma soeur, dit Souré-Ha, confuse;
Et je ne sais quel dieu t'a conseillé ta ruse.
- Tu l'aimes, j'en suis sûre; et s'il vient aujourd'hui,
Il saura quel bonheur était là, près de lui.
- C'est toi seule qu'il aime, et que seule il appelle;
Et quand donc à ses voeux te montras-tu rebelle?
A quoi bon ces discours, ma soeur? Toi-même, hier,
Ne me parlais-tu pas de son port libre et fier?
N'as-tu pas, l'autre jour, ôté pour lui ton voile?
Depuis qu'il t'aperçut, comme une blanche étoile,
Par un beau soir, portant l'amphore au puits sacré,
N'as-tu pas vu grandir l'amour qu'il t'a juré?
D'où vient que sans raison ta bouche le renie?
- Je m'amusais de lui, voilà tout. L'insomnie
N'a pas à mon chevet cloué son souvenir
Comme au tien. Tu pâlis quand tu l'entends venir.
J'y songe à peine; toi, tu pleures dans l'attente.
- Je te dis que c'est toi qu'il aime! Et sous sa tente
C'est pour toi qu'à genoux il invoque Rhéa.
Ce n'est pas pour aimer, moi, qu'Ammon me créa.
- Si tu ne l'aimes pas, alors pourquoi ton trouble?
Pourquoi cette rougeur si prompte qui redouble?
Ces membres affaissés, ce muet embarras,
Pourquoi pleures-tu donc, si tu ne l'aimes pas?
D'ailleurs, si tu dis vrai, si c'est moi qu'il adore,
Si c'est moi qu'aujourd'hui son désir cherche encore,
Moi, je ne l'aime pas; et peut-être demain
Dans l'ombre sous la sienne aura frémi ta main.
Espère, ô Souré-Ha! J'ai fait un autre rêve.
Ecoute! Dans la pourpre, hier, près de la grève,
Au milieu de soldats, et leurs chefs à ses flancs,
A son poing fort les traits de quatre chevaux blancs,
Rhamsès passait, debout sur son char qui rayonne.
Dans un flot de poussière autour qui tourbillonne,
Son front mâle brillait sous la tiare d'or.
Son regard souverain, en un splendide essor,
Sur la ville en rumeur et sur son peuple immense,
S'abaissait plein d'orgueil, et pourtant de clémence;
Il rencontra le mien; ô mystère inconnu!
Dans l'éclair à mon coeur subitement venu,
Je blêmis, et clouée à ma place, passive,
Je crus que s'avançait dans la lumière vive
Quelque fils de Rhéa, quelque dieu tout puissant!
En moi ce souvenir est toujours renaissant.
Le cortège passa; je l'admire sans cesse.
Depuis lors, Souré-Ha, je connais la tristesse.
Ah! Le beau sort serait de réunir sur moi
La puissance et l'amour de Rhamsès, le grand roi;
De régner sur celui qui règne sur la terre;
De l'asservir lui-même ainsi qu'un tributaire;
D'être reine et de voir les peuples assemblés
Se courber sous mon souffle ainsi qu'un champ de blés! »