PARTIE I LETTRE XIV
du chevalier, à Madame De Senanges.
quelle lettre, et quel charmant procédé !
Vous saviez que votre absence m' alloit faire
passer un jour bien triste, vous avez trouvé le
moyen de l' embellir, du moins de me le rendre
supportable. Voilà de ces miracles qui n' appartiennent
qu' aux ames délicates. Plus je lis dans
la vôtre, plus j' y trouve de perfections qui
échappent malgré vous au voile de la modestie,
et donnent bien de l' orgueil à celui qui sait les
découvrir. Votre coeur s' est ouvert à moi ; vous
m' avez marqué de la confiance... tout mon
amour est payé.
Je pense comme M De Valois : une femme
ne peut être heureuse sans l' estime des autres,
sans la paix du coeur et la pratique de ses devoirs.
Mais un attachement honnête n' exclut ni le
repos, ni la considération, ni l' amour des
bienséances ; il suppose même tout cela, puisqu' il
ne va jamais sans la vertu. Telle est ma morale,
et sûrement la vôtre. Votre raison vous la déguise,
mais ne la détruit pas. Oui, croyez-le,
madame, l' instinct confus d' une ame sensible
est plus puissant sur la conduite, que toutes les
réflexions. On applaudit à cette importune raison,
qu' on ne suit pas. On blâme ce que le coeur
veut, et on l' exécute.
Voilà ce qui arrive à tout le monde, et ce
qui ne vous arrivera point, hélas ! J' en suis bien
sûr. N' importe ; aujourd' hui je ne me plains de
rien : vous avez su me rendre heureux, en dépit
de votre absence... ah ! Ne me parlez plus
de raison : un seul de vos regards détruit tous
les conseils que vous donnez.