PARTIE II LETTRE I
de Madame De Senanges, au chevalier.
je doute si je veille... j' ouvre des yeux
presqu' éteints par les larmes ; je les referme avec
effroi : je voudrois me dérober au jour, il m' est
horrible ; il n' éclaire plus que mon déshonneur,
ou plutôt le vôtre. Vous que j' abhorre aujourd' hui,
qui êtes-vous ? Je ne vous connois plus...
que dis-je ! Mon malheur est de vous connoître,
de vous haïr... sur-tout de vous mépriser...
quoi, je m' étois avilie jusqu' à t' aimer, jusqu' à
t' en faire l' aveu ! Je t' en croyois digne ; et cette
erreur que tu m' arraches, que tu as eu la barbarie
de m' arracher, hélas ! Je la regrette... elle
ne peut renaître. Vous n' excitez plus en moi
que de la colere, de l' indignation, je dirois de
la pitié, si vous étiez susceptible de remords :
mais celui qui voulut abuser de mon sommeil,
qui put ne pas respecter l' asyle de l' innocence,
et le coeur qui s' étoit confié à lui, n' est pas fait
pour le repentir. Jouissez des pleurs que vous
me coûtez, de mon désespoir et de ma honte.
Moi, de la honte ! Je n' en ai que pour vous...
je suis pure à mes yeux ; ma vertu est toute entiere,
je l' ai conservée au milieu de vos transports :
vous êtes le seul coupable, le seul à
plaindre.
Ah, que ne puis-je, au prix de ma vie, effacer
de la vôtre l' instant qui vous dégrade ! Je vais
partir ; le séjour que vous habitez m' est odieux ;
votre présence me seroit insupportable. Je ne
puis vous fuir trop tôt ; je ne serai jamais assez
loin de vous. Que j' aimerai les lieux où l' on
ne vous connoît pas, où l' on est assez heureux
pour ne pas vous connoître, où je n' entendrai
pas prononcer votre nom ! ... j' y retrouverai le
bonheur... que dis-je ! Il n' en est plus pour
moi ; il ne peut rentrer dans le coeur d' où vous
êtes sorti. Je pleurerai toujours mon sentiment,
l' opinion que vous m' avez forcée de perdre ; et
si je vous pleurois, vous ! Ce seroit le comble de
mes maux... je me défie de la haine que j' ai
pour toi ; serois-je assez infortunée, pour t' aimer
encore ? Quel empire vous aviez sur l' ame
que vous venez de déchirer ! Le ciel me punit ;
vous m' étiez plus que tout, plus que lui-même.
Combien j' en rougis ! Ne me répondez point ;
accordez-moi cette derniere grace. Je sentirai le
tourment de vous avoir une obligation ; mais
il faut m' y soumettre : eh ! Que ne vous dois-je
pas ? Vous m' avez éclairée, vous me rendez à
moi-même : mon ressentiment s' affoiblit, mon
amour expire... je suis tranquille... je
vous pardonne.