PARTIE II LETTRE XXX
de la Marquise D' Ercy, au chevalier.
en vérité, chevalier, on ne s' attend point à
un assaut comme celui-là. Je suis encore toute
émue de vos reproches : vous êtes d' un pathétique
effrayant ; et si cela continue, vous deviendrez
un vrai fléau de société. Vous ne savez
donc pas que j' ai de misérables nerfs qu' un rien
agace ? Ils avoisinent le coeur ; tout se tient dans
le monde ; et vous venez, avec votre douleur,
vous jeter, sans ménagement, tout au travers
de ma sensibilité. Je conçois vos peines ; mais
il est indiscret de m' en accabler ; et parce que
vous souffrez, il ne faut pas que je suffoque. Par
exemple, vous m' accusez d' avoir trempé dans
l' horrible tort que vient d' avoir Monsieur De
Senanges avec sa femme : comment voulez-vous
que je ne sois pas affectée d' une pareille imputation ?
Moi, ne pas respecter vos amours !
Moi, vous enlever ce que vous aimez ! Est-ce
ma faute, si celle que vous adorez a un mari
jaloux, et sujet à quelques vivacités ? Il est vrai
que la derniere est un peu forte ; cet homme-là
devient difficile à vivre ; et je n' imagine rien
de plus gênant pour vous, que la maniere dont
il se conduit : mais en suis-je responsable ? Quand
ces maudits maris ont une fois le travers de
trouver mauvais que leurs femmes aient des
amans, il n' est plus possible de leur faire entendre
raison. Que voulez-vous ? On ne peut
que gémir alors sur le sort des infortunées que
ces emportés-là persécutent. J' ai reçu secrétement
Monsieur De Senanges, dites-vous ; oh,
la bonne idée ! Ce seroit la premiere fois que
j' aurois mis de la discrétion à quelque chose.
Croyez-moi, je l' ai reçu sans mystere ; je l' ai
vu, parce que telle a été ma fantaisie ; il est
amusant avec ses fougues et son désespoir.
Un jour qu' il étoit bouffi de colere, (je l' aime
comme cela) il me dit qu' il alloit faire renfermer
sa femme. On ne s' attend point à ces sortes
de boutades ; il étoit trop furieux pour que
j' osasse le contredire ; je me contentai de gémir
intérieurement. Vouliez-vous que je me fisse
étrangler ? Je le répete, il n' est pas douteux que
cet incident-là ne vous dérange horriblement...
il faut prendre patience, mon cher chevalier.
Savez-vous bien que votre situation a même
un côté très-avantageux ? Si Madame De Senanges
fût restée dans le monde, vous vous seriez,
à coup sûr, familiarisé avec ses charmes ; (on se
fait à tout) elle seroit devenue moins piquante à
vos yeux : cette catastrophe renouvelle et ses
attraits et vos sentimens. Une femme n' est jamais
si belle, que quand on la voit dans la perspective ;
l' imagination s' enflamme ; on embellit
ce qu' elle a, on lui prête ce qu' elle n' a pas.
D' ailleurs, un peu de chagrin ne messied point ;
nous en contractons nous autres une sorte de
langueur touchante, qui est une arme de plus
pour la coquetterie, et qui intéresse par
l' altération même de la beauté.
Autre motif de consolation : telle femme dont
on ne disoit rien lorsqu' on l' avoit sous les
yeux, devient, quand elle disparoît, le sujet de
tous les entretiens ; ceux qui ne l' ont pas eue,
triomphent ; ceux qui s' arrangeoient pour l' avoir,
se désesperent. Ses rivales exagerent ses
torts, ou l' accablent de leur pitié. On en parle,
elle occupe ; et s' il faut aller plus loin, je trouve,
moi, que c' est un état que d' être au couvent.
Je ne plaisante point ; pourvu qu' on y reste un
peu long-tems, on doit tirer un grand parti de
cette position. Elle épouvante d' abord, et elle
a ses agrémens, comme mille autres choses.
C' est en étendant ainsi ses idées, qu' on se
met au dessus des événemens ; mais vous êtes,
vous, d' un sombre désolant ; c' est un abyme que
votre coeur ; on n' osera plus en approcher.
Consolez-vous, mon pauvre chevalier ; sur-tout
ne m' écrivez plus des lettres lugubres ; ces
lamentations-là me serrent le coeur, me noircissent
la tête. Si vous ne changez pas de style,
je finirai par ne plus vous lire ; et vous sentez
que ce seroit pour moi la plus affreuse des
privations.