Chapitre V. Que les traductions ne sont suffisantes pour donner perfection à la
langue française.
Toutefois ce tant louable labeur de traduire ne me semble moyen unique et
suffisant pour élever notre vulgaire à l'égal et parangon des autres plus
fameuses langues. Ce que je prétends prouver si clairement, que nul n'y voudra
(ce crois-je) contredire, s'il n'est manifeste calomniateur de la vérité. Et
premier, c'est une chose accordée entre tous les meilleurs auteurs de
rhétorique, qu'il y a cinq parties de bien dire; l'invention, l'élocution, la
disposition, la mémoire et la prononciation. Or pour autant que ces deux
dernières ne s'apprennent tant par le bénéfice des langues, comme elles sont
données à chacun selon la félicité de sa nature, augmentées et entretenues par
studieux exercice et continuelle diligence; pour autant aussi que la disposition
gît plus en la discrétion et bon jugement de l'orateur qu'en certaines règles et
préceptes, vu que les événements du temps, la circonstance des lieux, la
condition des personnes et la diversité des occasions sont innumérables, je me
contenterai de parler des deux premières, à savoir de l'invention et de
l'élocution. L'office donc de l'orateur est, de chaque chose proposée,
élégamment et copieusement parler. Or cette faculté de parler ainsi de toutes
choses ne se peut acquérir que par l'intelligence parfaite des sciences,
lesquelles ont été premièrement traitées par les Grecs, et puis par les Romains
imitateurs d'iceux. Il faut donc nécessairement que ces deux langues soient
entendues de celui qui veut acquérir cette copie et richesse d'invention,
première et principale pièce du harnais de l'orateur. Et quant à ce point, les
fidèles traducteurs peuvent grandement servir et soulager ceux qui n'ont le
moyen unique de vaquer aux langues étrangères. Mais quant à l'élocution, partie
certes la plus difficile, et sans laquelle toutes autres choses restent comme
inutiles et semblables à un glaive encore couvert de sa gaine, l'élocution (dis-
je) par laquelle principalement un orateur est jugé plus excellent, et un genre
de dire meilleur que l'autre; comme celle dont est appelée la même éloquence, et
dont la vertu gît aux mots propres, usités, et non aliénés du commun usage de
parler, aux métaphores, allégories, comparaisons, similitudes, énergie, et tant
d'autres figures et ornements, sans lesquels toute oraison et poème sont nus,
manqués et débiles ; - je ne croirai jamais qu'on puisse bien apprendre tout
cela des traducteurs, parce qu'il est impossible de le rendre avec la même grâce
dont l'auteur en a usé; d'autant que chaque langue a je ne sais quoi propre
seulement à elle, dont si vous efforcez exprimer le naïf dans une autre langue,
observant la loi de traduire, qui est n'espacer point hors des limites de
l'auteur, votre diction sera contrainte, froide et de mauvaise grâce. Et
qu'ainsi soit, qu'on me lise un Démosthène et Homère latins, un Cicéron et
Virgile français, pour voir s'ils vous engendreront telles affections, voire
ainsi qu'un Protée vous transformeront en diverses sortes, comme vous sentez,
lisant ces auteurs en leurs langues. Il vous semblera passer de l'ardente
montagne d'AEtné sur le froid sommet du Caucase. Et ce que je dis des langues
latine et grecque se doit réciproquement dire de tous les vulgaires, dont
j'alléguerai seulement un Pétrarque, duquel j'ose bien dire que, si Homère et
Virgile renaissant avaient entrepris de le traduire, ils ne le pourraient rendre
avec la même grâce et naïveté qu'il est en son vulgaire toscan. Toutefois
quelques-uns de notre temps ont entrepris de le faire parler français. Voilà en
bref les raisons qui m'ont fait penser que l'office et diligence des traducteurs
autrement fort utiles pour instruire les ignorants des langues étrangères en la
connaissance des choses, n'est suffisante pour donner à la nôtre cette
perfection et, comme font les peintres à leurs tableaux, cette dernière main,
que nous désirons. Et si les raisons que j'ai alléguées ne semblent assez
fortes, je produirai, pour mes garants et défenseurs, les anciens auteurs
romains, poètes principalement, et orateurs, lesquels (combien que Cicéron ait
traduit quelques livres de Xénophon et d'Arate, et qu'Horace baille les
préceptes de bien traduire) ont vaqué à cette partie plus pour leur étude, et
profit particulier, que pour le publier à l'amplification de leur langue, à leur
gloire et commodité d'autrui. Si aucuns ont vu quelques oeuvres de ce temps-là,
sous titre de traduction, j'entends de Cicéron, de Virgile, et de ce bienheureux
siècle d'Auguste, ils ne pourront démentir ce que je dis.