Chapitre II. Que la langue française ne doit être nommée barbare.
Pour commencer donc à entrer en matière, quant à la signification de ce mot
Barbare; Barbares anciennement étaient nommés ceux qui ineptement parlaient
grec. Car comme les étrangers venant à Athènes s'efforçaient de parler grec, ils
tombaient souvent en cette voix absurde Barbaras. Depuis, les Grecs
transportèrent ce nom aux moeurs brutaux et cruels, appelant toutes nations,
hors la Grèce, barbares. Ce qui ne doit en rien diminuer l'excellence de notre
langue, vu que cette arrogance grecque, admiratrice seulement de ses inventions,
n'avait loi ni privilège de légitimer ainsi sa nation et abâtardir les autres,
comme Anacharsis disait que les Scythes étaient barbares entre les Athéniens,
mais les Athéniens aussi entre les Scythes. Et quand la barbarie des moeurs de
nos ancêtres eut dû les mouvoir à nous appeler barbares, si est-ce que je ne
vois point pourquoi on nous doive maintenant estimer tels, vu qu'en civilité de
moeurs, équité de lois, magnanimité de courages, bref, en toutes formes et
manières de vivre non moins louables que profitables, nous ne sommes rien moins
qu'eux ; mais bien plus, vu qu'ils sont tels maintenant, que nous les pouvons
justement appeler par le nom qu'ils ont donné aux autres. Encore moins doit
avoir lieu de ce que les Romains nous ont appelés barbares, vu leur ambition et
insatiable faim de gloire, qui tâchaient non seulement à subjuguer, mais à
rendre toutes autres nations viles et abjectes auprès d'eux, principalement les
Gaulois, dont ils ont reçu plus de honte et dommage que des autres. A ce propos,
songeant beaucoup de fois d'où vient que les gestes du peuple romain sont tant
célébrés de tout le monde, voire de si long intervalle préférés à ceux de toutes
les autres nations ensemble, je ne trouve point plus grande raison que celle-ci;
c'est que les Romains ont eu si grande multitude d'écrivains, que la plupart de
leurs gestes (pour ne pas dire pis) par l'espace de tant d'années, ardeur de
batailles, vastité d'Italie, incursions d'étrangers, s'est conservée entière
jusques à notre temps. Au contraire, les faits des autres nations,
singulièrement des Gaulois, avant qu'ils tombassent en la puissance des
Français, et les faits des Français mêmes depuis qu'ils ont donné leur nom aux
Gaules, ont été si mal recueillis, que nous en avons quasi perdu non seulement
la gloire, mais la mémoire. A quoi a bien aidé l'envie des Romains, qui, comme
par une certaine conjuration conspirant contre nous, ont exténué en tout ce
qu'ils ont pu nos louanges belliques, dont ils ne pouvaient endurer la clarté;
et non seulement nous ont fait tort en cela, mais, pour nous rendre encore plus
odieux et contemptibles, nous ont appelés brutaux, cruels et barbares. Quelqu'un
dira; pourquoi ont-ils exempté les Grecs de ce nom? Parce qu'ils se fussent fait
plus grand tort qu'aux Grecs mêmes, dont ils avaient emprunté tout ce qu'ils
avaient de bon, au moins quant aux sciences et illustration de leur langue. Ces
raisons me semblent suffisantes de faire entendre à tout équitable estimateur
des choses, que notre langue (pour avoir été nommée barbare, ou de nos ennemis
ou de ceux qui n'avaient loi de nous bailler ce nom) ne doit pourtant être
déprisée, même de ceux auxquels elle est propre et naturelle, et qui en rien ne
sont moindres que les Grecs et Romains.