Chapitre VII. Comment les Romains ont enrichi leur langue.
Si les Romains (dira quelqu'un) n'ont vaqué à ce labeur de traduction, par quels
moyens donc ont-ils pu ainsi enrichir leur langue, voire jusques à l'égaler
quasi à la grecque? Imitant les meilleurs auteurs grecs, se transformant en eux,
les dévorant ; et, après les avoir bien digérés, les convertissant en sang et
nourriture; se proposant, chacun selon son naturel et l'argument qu'il voulait
élire, le meilleur auteur, dont ils observaient diligemment toutes les plus
rares et exquises vertus, et icelles comme greffes, ainsi que j'ai dit devant,
entaient et appliquaient à leur langue. Cela fait (dis-je), les Romains ont bâti
tous ces beaux écrits que nous louons et admirons si fort; égalant ores
quelqu'un d'iceux, ores le préférant aux Grecs. Et de ce que je dis font bonne
preuve Cicéron et Virgile, que volontiers et par honneur je nomme toujours en la
langue latine, desquels comme l'un se fut entièrement adonné à l'imitation des
Grecs, contrefit et exprima si au vif la copie de Platon, la véhémence de
Démosthène et la joyeuse douceur d'Isocrate, que Molon Rhodian l'oyant
quelquefois déclamer, s'écria qu'il emportait l'éloquence grecque à Rome.
L'autre imita si bien Homère, Hesiode et Théocrite, que depuis on a dit de lui,
que de ces trois il a surmonté l'un, égalé l'autre, et approché si près de
l'autre, que si la félicité des arguments qu'ils ont traités eût été pareille,
la palme serait bien douteuse. Je vous demande donc vous autres, qui ne vous
employez qu'aux translations, si ces tant fameux auteurs se fussent amusés à
traduire, eussent-ils élevé leur langue à l'excellence et hauteur où nous la
voyons maintenant? Ne pensez donc, quelque diligence et industrie que vous
puissiez mettre en cet endroit, faire tant que notre langue, encore rampante à
terre, puisse hausser la tête et s'élever sur pieds.