Chapitre X. Que la langue française n'est incapable de la philosophie, et
pourquoi les anciens étaient plus savants que les hommes de notre âge.
Tout ce que j'ai dit pour la défense et illustration de notre langue appartient
principalement à ceux qui font profession de bien dire, comme les poètes et les
orateurs. Quant aux autres parties de littérature, et ce rond de sciences, que
les Grecs ont nommé encyclopédie, j'en ai touché au commencement une partie de
ce que m'en semble; c'est que l'industrie des fidèles traducteurs est en cet
endroit fort utile et nécessaire; et ne les doit retarder, s'ils rencontrent
quelquefois des mots qui ne peuvent être reçus en la famille française, vu que
les Latins ne se sont point efforcés de traduire tous les vocables grecs, comme
rhétorique, musique, arithmétique, géométrie, philosophie, et quasi tous les
noms des sciences, les noms des figures, des herbes, des maladies, la sphère et
ses parties, et généralement la plus grande part des termes usités aux sciences
naturelles et mathématiques. Ces mots-là donc seront en notre langue comme
étrangers en une cité; auxquels toutefois les périphrases serviront de
truchements. Encore serais-je bien d'opinion que le savant translateur fît
plutôt l'office de paraphraste que de traducteur, s'efforçant donner à toutes
les sciences qu'il voudra traiter l'ornement et lumière de sa langue, comme
Cicéron se vante d'avoir fait en la philosophie, et à l'exemple des Italiens qui
l'ont quasi toute convertie en leur vulgaire, principalement la platonique. Et
si on veut dire que la philosophie est un faix d'autres épaules que de celles de
notre langue, j'ai dit au commencement de cette oeuvre, et le dis encore, que
toutes langues sont d'une même valeur, et des mortels à une même fin d'un même
jugement formées. Par quoi ainsi comme sans muer de coutumes ou de nation, le
Français et l'Allemand, non seulement le Grec ou Romain, se peut donner à
philosopher; aussi je crois qu'à chacun sa langue puisse compétemment
communiquer toute doctrine. Donc si la philosophie semée par Aristote et Platon
au fertile champ attique était replantée en notre plaine française, ce ne serait
la jeter entre les ronces et épines, où elle devînt stérile; mais ce serait la
faire de lointaine, prochaine, et d'étrangère, citadine de notre république. Et
par aventure ainsi que les épiceries et autres richesses orientales, que l'Inde
nous envoie, sont mieux connues et traitées de nous, et en plus grand prix,
qu'en l'endroit de ceux qui les sèment ou recueillent; semblablement les
spéculations philosophiques deviendraient plus familières qu'elles ne sont ores,
et plus facilement seraient entendues de nous, si quelque savant homme les avait
transportées de grec et latin en notre vulgaire, que de ceux qui les vont (s'il
faut ainsi parler) cueillir aux lieux où elles croissent. Et si on veut dire que
diverses langues sont aptes à signifier diverses conceptions; aucunes les
conceptions des doctes, autres celles des indoctes; et que la grecque
principalement convient si bien avec les doctrines, que pour les exprimer il
semble qu'elle ait été formée de la même nature, non de l'humaine providence. Je
dis qu'icelle nature, qui en tout âge, en toute province, en toute habitude est
toujours une même chose, ainsi comme volontiers elle exerce son art par tout le
monde, non moins en la terre qu'au ciel, et pour être ententive à la production
des créatures raisonnables, n'oublie pourtant les irraisonnables, mais avec un
égal artifice engendre celles-ci et celles-là; aussi est-elle digne d'être
connue et louée de toutes personnes, et en toutes langues. Les oiseaux, les
poissons, et les bêtes terrestres de quelconque manière, ores avec un son, ores
avec l'autre, sans distinction de paroles, signifient leurs affections; beaucoup
plutôt nous hommes devrions faire le semblable, chacun avec sa langue, sans
avoir recours aux autres. Les écritures et langages ont été trouvés, non pour la
conservation de nature, laquelle (comme divine qu'elle est) n'a métier de notre
aide, mais seulement à notre bien et utilité;afin que présents, absents, vifs et
morts, manifestant l'un à l'autre le secret de nos coeurs, plus facilement
parvenions à notre propre félicité, qui gît en l'intelligence des sciences, non
point au son des paroles; et par conséquent celles langues et celles écritures
devraient plus être en usage lesquelles on apprendrait plus facilement. Las et
combien serait meilleur qu'il y eût au monde un seul langage naturel que
d'employer tant d'années pour apprendre des mots! et ce, jusques à l'âge bien
souvent que n'avons plus ni le moyen ni le loisir de vaquer à plus grandes
choses. Et certes songeant beaucoup de fois, d'où provient que les hommes de ce
siècle généralement sont moins savants en toutes sciences, et de moindre prix
que les anciens, entre beaucoup de raisons je trouve celle-ci, que j'oserai dire
la principale; c'est l'étude des langues grecque et latine. Car si le temps que
nous consumons à apprendre lesdites langues était employé à l'étude des
sciences, la nature certes n'est point devenue si bréhaigne, qu'elle n'enfantât
de notre temps des Platons et des Aristotes. Mais nous, qui ordinairement
affectons plus d'être vus savants que de l'être, ne consumons pas seulement
notre jeunesse en ce vain exercice; mais, comme nous repentant d'avoir laissé le
berceau, et d'être devenus hommes, retournons encore en enfance, et par l'espace
de vingt où trente ans ne faisons autre chose qu'apprendre à parler, qui grec,
qui latin, qui hébreu. Lesquels ans finis, et finie avec eux cette vigueur et
promptitude qui naturellement règne en l'esprit des jeunes hommes, alors nous
procurons être faits philosophes, quand pour les maladies, troubles d'affaires
domestiques, et autres empêchements qu'amène le temps, nous ne sommes plus aptes
à la spéculation des choses. Et bien souvent, étonnés de la difficulté et
longueur d'apprendre des mots seulement, nous laissons tout par désespoir, et
haïssons les lettres premier que les ayons goûtées, ou commencé à les aimer.
Faut-il donc laisser l'étude des langues? Non: d'autant que les arts et sciences
sont pour le présent entre les mains des Grecs et Latins. Mais il se devrait
faire à l'avenir qu'on peut parler de toute chose, par tout le monde, et en
toute langue. J'entends bien que les professeurs des langues ne seront pas de
mon opinion, encore moins ces vénérables Druydes, qui pour l'ambitieux désir
qu'ils ont d'être entre nous ce qu'était le philosophe Anacharsis entre les
Scythes, ne craignent rien tant que le secret de leurs mystères, qu'il faut
apprendre d'eux, non autrement que jadis les jours des Chaldées, soit découvert
au vulgaire, et qu'on ne crève (comme dit Cicéron) les yeux des corneilles. A ce
propos, il me souvient avoir ouï dire maintes fois à quelques-uns de leur
académie, que le roi François (je dis celui François, à qui la France ne doit
moins qu'à Auguste Rome) avait déshonoré les sciences, et laissé les doctes en
mépris. O temps! ô moeurs! O crasse ignorance! n'entendre point que tout ainsi
qu'un mal, quand il s'étend plus loin, est d'autant plus pernicieux; aussi est
un bien plus profitable, quand plus il est commun. Et s'ils veulent dire (comme
aussi disent-ils) que d'autant est un tel bien moins excellent, et admirable
entre les hommes; je répondrai qu'un si grand appétit de gloire et une telle
envie ne devrait régner aux colonnes de la république chrétienne ; mais bien en
ce roi ambitieux, qui se plaignait à son maître, pour ce qu'il avait divulgué
les sciences achromatiques, c'està-dire, qui ne se peuvent apprendre que par
l'audition du précepteur. Mais quoi! ces géants ennemis du ciel veulent-ils
limiter la puissance des dieux, et ce qu'ils ont par un singulier bénéfice donné
aux hommes, restreindre et enserrer en la main de ceux qui n'en sauraient faire
bonne garde? Il me souvient de ces relique, qu'on voit seulement par une petite
vitre, et qu'il n'est permis de toucher avec la main. Ainsi veulent-ils faire de
toutes les disciplines, qu'ils tiennent enfermées dedans les livres grecs et
latins, ne permettant qu'on les puisse voir autrement; ou les transporter de ces
paroles mortes en celles qui sont vives, et volent ordinairement par les bouches
des hommes. J'ai (ce me semble) dû assez contenter ceux qui disent que notre
vulgaire est trop vil et barbare pour traiter si hautes matières que la
philosophie. Et s'ils n'en sont encore bien satisfaits, je leur demanderai;
pourquoi donc ont voyagé les anciens Grecs par tant de pays et dangers, les uns
aux Indes, pour voir les Gymnosophistes, les autres en Égypte, pour emprunter de
ces vieux prêtres et prophètes ces grandes richesses, dont la Grèce est
maintenant si superbe? et toutefois ces nations, où la philosophie a si
volontiers habité, produisaient (ce crois-je) des personnes aussi barbares et
inhumaines que nous sommes, et des paroles aussi étranges que les nôtres. Bien
peu me soucierai-je de l'élégance d'oraison qui est en Platon et en Aristote, si
leurs livres sans raison étaient écrits. La philosophie vraiment les a adoptés
pour ses fils, non pour être nés en Grèce, mais pour avoir d'un haut sens bien
parlé, et bien écrit d'elle. La vérité si bien par eux cherchée, la disposition
et l'ordre des choses, la sentencieuse brièveté de l'un, et la divine copie de
l'autre est propre à eux, et non à autres; mais la nature, dont ils ont si bien
parlé, est mère de tous les autres, et ne dédaigne point de se faire connaître à
ceux qui procurent avec toute industrie entendre ses secrets, non pour devenir
Grecs, mais pour être faits philosophes. Vrai est que pour avoir les arts et
sciences toujours été en la puissance des Grecs et Romains, plus studieux de ce
qui peut rendre les hommes immortels que les autres, nous croyons que par eux
seulement elles puissent et doivent être traitées. Mais le temps viendra par
aventure (et je supplie au Dieu très bon et très grand que ce soit de notre âge)
que quelque bonne personne, non moins hardie qu'ingénieuse et savante, non
ambitieuse, non craignant l'envie ou haine d'aucun, nous ôtera cette fausse
persuasion, donnant à notre langue la fleur et le fruit des bonnes lettres;
autrement si l'affection que nous portons aux langues étrangères (quelque
excellence qui soit en elles) empêchait cette nôtre si grande félicité, elles
seraient dignes véritablement non d'envié, mais de haine ; non de fatigue, mais
de fâcherie; elles seraient dignes finalement d'être non apprises, mais reprises
de ceux qui ont plus de besoin du vif intellect de l'esprit que du son des
paroles mortes. Voilà quant aux disciplines. Je reviens aux poètes et orateurs,
principal objet de la matière que je traite, qui est l'ornement et illustration
de notre langue.