ACTE 3 SCENE 8
Léar, le comte de Kent, Norclète,
Helmonde, Edgard.
Le Comte, continuant. Apercevant Helmonde et
Edgard.
ah ! Je les vois paraître.
Helmonde.
Ô surprise ! ô bonheur !
Le Comte.
Mon fils !
Edgard.
Mon père !
Le Comte.
Edgard,
Va, tu peux hardiment t'offrir à mon regard.
Montrant Helmonde.
Tes soins devaient sauver une tête si chère :
Montrant Léar.
Le ciel a tout conduit. Vois ton prince.
Helmonde.
ô mon père !
Le Comte.
Mon roi, c'est votre Helmonde. Ah ! Revenez à vous.
Sentez, sentez ses mains qui pressent vos genoux.
Léar, égaré.
De qui me parles-tu?
Le Comte.
D' un objet plein de charmes,
Qui vous plaint, vous chérit, vous baigne de ses larmes,
De votre fille.
Léar, repoussant Helmonde avec horreur.
ô ciel!
Helmonde.
Il ne me connaît plus.
Léar, à part.
On nous a découverts ; nous sommes tous perdus.
À Helmonde.
Sais-tu mon nom ?
Helmonde.
Léar.
Léar.
Que m' es-tu?
Helmonde.
Votre fille.
Léar. toujours égaré. Croyant la voir.
Qu' on la charge de fers. Avancez, Volnérille.
Croyant voir Régane.
Vous, Régane, approchez.
S' adressant à Volnérille et à Régane qu'il croit
voir.
Me reconnaissez-vous ?
Qui vous donna le jour, votre sceptre, un époux ?
A Helmonde, croyant voir Volnérille.
Et toi, qui contre Helmonde excitas ma vengeance,
Devant moi sans pitié tu traînas l'innocence:
Il va pour la saisir.
Il est temps...
Helmonde.
Arrêtez !
Léar.
Plus de pardon.
Helmonde.
ô cieux !
Léar, en la saisissant.
Je te traîne à ton tour au tribunal des dieux :
Les voilà tous assis pour juger des perfides.
Le Comte.
Oubliez, s' il se peut, des enfans parricides.
Léar.
Qui, moi, les oublier ! Dieux, jugez entre nous !
Les accusés tremblans sont ici devant vous.
J' atteste avec serment, par ces mains paternelles,
Que toujours dans mon coeur je portai les cruelles.
Vous auriez dû donner à ces monstres affreux
Quelque enfant meurtrier qui m' aurait vengé d' eux.
Éclatez, il est temps ; c' est moi qui vous implore :
Ne craignez pas pour eux que le sang parle encore ;
Pour lancer votre arrêt, pour diriger vos coups,
Sur vos trônes sacrés je m' assieds avec vous.
Le Comte.
Leur pitié quelquefois les porte à la clémence.
Léar.
Ah ! Je n' étais pas né pour aimer la vengeance.
Helmonde, au comte.
Si j' osais lui parler ?
Le Comte.
Ah ! Son coeur surchargé
A besoin, par des pleurs, d' être enfin soulagé.
Ne troublez point leur cours.
Léar.
Il s' assied sur un débris de rocher.
Régane, Volnérille,
Avez-vous oublié que vous étiez ma fille ?
Vous en coûtait-il trop de vous laisser toucher
Par mes tendres bienfaits qui venaient vous chercher ?
N' avez-vous pas senti l' inévitable empire
Qu' exerce la bonté sur tout ce qui respire ?
Le tigre, jeune encor, dans son antre cruel,
Ne porte point la dent sur le sein maternel :
Et vous m' avez chassé, la nuit, moi, votre père,
Qui n' a gardé pour lui que l' exil, la misère !
Si j' eus un trône, hélas ! Ce fut pour vous l' offrir.
Quel crime ai-je commis, que de trop vous chérir !
Le Comte.
Vous pleurez !
Léar.
Oui, je pleure. Ah ! Je sens ma blessure.
Dans ces tristes forêts errer à l' aventure,
Sans secours, sans asile ! ô père infortuné !
Dieux ! ôtez-moi le coeur que vous m' avez donné.
Changeant de figure et de voix.
Je ne pleurerai plus.
Helmonde.
Il change de visage.
Le Comte.
Il l' avait pressenti ce trouble et cet orage.
Madame, son tourment n' est pas près de finir.
Helmonde.
Près de lui, mes amis, il faut nous réunir.
Léar.
À Norclète. vieillard, approche-toi. au comte
Et à Edgard. vous, de vos mains pressantes
Étouffez, s' il se peut, leurs fureurs renaissantes.
Helmonde.
Comme son coeur frémit !
Le Comte.
De quel trouble il est plein !
Léar.
Arrachez, mes amis, ces serpens de mon sein !
Ah, dieux ! Ah, je me meurs !
Helmonde.
Quel tourment il endure !
Léar.
Je sens leur dent cruelle élargir ma blessure :
Ils s' y plongent en foule ; ils en sortent sanglans.
Helmonde.
Ces monstres si cruels, ah ! Ce sont ses enfans !
Léar.
Les ingrats ! Les ingrats !
Helmonde.
Mes amis, il succombe...
Dieux ! Daignez nous unir. Dieux ! Ouvrez-moi la tombe.
Léar.
Qu' entends-je ?
Helmonde.
Ma douleur.
Léar.
Ah ! Que ses traits sont doux !
Mon coeur est moins souffrant, moins triste auprès de vous.
Elle était de votre âge.
Helmonde.
Eh ! Si le ciel propice
La rendant à vos voeux...
Léar.
Oh ! Voilà mon supplice.
Je n' oserai jamais...
Helmonde.
Pourriez-vous bien, hélas!
Prête à vous embrasser, l'écarter de vos bras!
Léar.
Que dites-vous, ô ciel ! Je verrais ma victime ! ...
Helmonde.
Ne l'aimeriez-vous plus ?
Léar.
Après, après mon crime,
De ce fer à l' instant je m' immole à ses yeux.
Helmonde, aux genoux de Léar.
Mais si, par ses respects, ses soins religieux,
Son amour... ?
Léar.
Ecoutez : vous voyez ma misère :
Peut-être n' ai-je plus ma raison tout entière.
Je doute, je ne sais si je dois écouter
Un doux pressentiment qui cherche à me flatter :
C' est dans la sombre nuit un éclair qui me brille.
Un tendre instinct me dit que vous êtes ma fille ;
Mais peut-être qu' aussi, pour calmer ma douleur,
Votre noble pitié cherche à tromper mon coeur...
Es-tu mon sang?
Helmonde.
Mon père!
Léar.
ô moment plein de charmes!
Helmonde.
Helmonde est dans vos bras, voyez couler ses larmes.
Léar, tirant son épée, et voulant s'en percer.
Eh bien ! Puisque tu l'es, voilà mon châtiment.
Que faites-vous, grands dieux !
Léar.
Je te venge.
Helmonde.
Un moment!
Je vous trompais, seigneur, vous n' êtes point mon père.
Léar.
Oses-tu prendre un nom que la vertu révère !
Va, ne m' abuse plus ; va, fuis loin de mes yeux.
Helmonde, hélas ! N' est plus... et moi, je vois les cieux,
Ces cieux de qui les traits n' ont point frappé ma tête!
Arbres, renversez-vous ! écrasez-moi, tempête!
Est-ce bien toi, cruel, dont l' injuste courroux
Proscrivit la vertu tremblante à tes genoux ?
Les bras étendus vers le ciel.
Ma fille, entends mes cris ! Vois le coupable en larmes !
Ma douleur, à tes yeux, peut-elle avoir des charmes ?
Va, tes soeurs m'ont puni. Connais encor ma voix ;
Je t'appelle, en mourant, pour la dernière fois.
Pardonne à ce vieillard que le remords déchire.
Il tombe sans mouvement sur un débris de rocher.
C' est son coeur qui te venge, et c' est là qu'il expire.
Helmonde, se jetant sur le corps de son père.
Ah, dieux !
Edgard, courant vers Helmonde.
Helmonde !
Le Comte, relevant Léar avec le secours de
Norclète.
Hélas ! ô mon prince ! ô mon roi !
Helmonde.
Prenez soin de mon père, Edgard, et laissez-moi.
Au comte, à Norclète et à Edgard, en se joignant
à eux.
Amis, que je vous aide ! ô mon auguste père !
Que ne vois-je finir ma vie ou ta misère !
Ô ciel ! Dans son esprit ramène enfin la paix,
Et daigne à ses douleurs égaler tes bienfaits !
Ils transportent Léar immobile dans la partie la
plus profonde de la caverne, et on cesse de les
voir.