ACTE 4 SCENE 5
Le comte de Kent, Helmonde, Léar.
Helmonde.
Que pensez-vous, cher comte ? Hélas ! Voilà mon père.
Son trouble est-il calmé ? Que faut-il que j' espère ?
Lisez-vous sur son front quelque présage heureux ?
Le Comte.
Je n' y remarque rien qui détruise vos voeux.
Helmonde baisant doucement le front de Léar endormi.
Tendre coeur de mon père, oh ! Puissent de ma bouche
Sortir de doux accens dont le charme te touche !
Qu' ils guérissent la plaie et les coups douloureux
Dont mes soeurs ont percé ce coeur trop généreux !
Le Comte, à part.
Ô ciel, que de vertus ! Ame sensible et pure,
Sous quels indignes traits te peignit l' imposture !
Helmonde.
Quand mes soeurs à ton sang n' auraient pas dû le jour,
Au cri de la pitié leur sexe était-il sourd !
En pleurant.
Mon père, étais-tu fait pour incliner ta tête
Sous le poids des torrens vomis par la tempête !
Hélas ! Je les ai vus, ce front, ces cheveux blancs,
Sous le feu des éclairs, insultés par les vents !
Quelle nuit en horreurs fut jamais plus fertile !
Au dernier des humains j' eusse ouvert un asile.
Et toi, mon père, et toi... voilà tous les secours
Que le ciel m' a prêtés pour conserver tes jours ;
Ces bras qui t' ont reçu, la caverne où nous sommes,
Le mépris qui te cache à la fureur des hommes,
Ce déplorable lit, ces roseaux, que du moins
La pauvreté sensible offrit à tes besoins.
Ah ! Si par tes douleurs la raison t' est ravie,
Sans peine à te servir je consacre ma vie.
Au comte.
Le jour de la raison peut-il se rallumer ?
Le Comte.
Il est des végétaux d' où l' art sait exprimer
Quelques sucs bienfaisans dont la puissance active
Rappelle en notre esprit sa clarté fugitive.
Helmonde.
Admirables présens, végétaux précieux,
Pour guérir les mortels, nés du souffle des dieux,
Si vous pouvez m' entendre et sentir mes alarmes,
Fleurissez pour mon père, et croissez sous mes larmes !
Ne trompez pas mes voeux ! Et vous, sommeil, et vous,
Répandez sur ses yeux vos pavots les plus doux !
Que jamais leur fraîcheur ne baigne ma paupière
Que vous n' ayez rendu le repos à mon père ! ...
Ah ! Cher comte, son front a paru s' éclaircir.
Le Comte.
Daigne le ciel entendre un si juste desir !
Helmonde.
Si sa faible raison se ranimait encore !
Le calme de ses traits peut-être en est l' aurore.
Mais il s'éveille.
Léar.
ô ciel ! Quel spectacle nouveau !
Pourquoi me forcez-vous à sortir du tombeau ?
Charmé par les rayons de l'aurore.
Ô la douce lumière ! ... ah ! D' où reviens-je ? Où suis-je ?
Ce jour, ce lieu, ce corps, tout me semble un prestige ;
Tout chancelle et s' échappe à mes yeux incertains ;
Je n' ose qu' en tremblant me fier à mes mains.
Dans cet état honteux j' ai pitié de moi-même.
Helmonde.
Regardez-moi, seigneur, songez que je vous aime.
Léar.
Ah ! Ne m' insultez pas.
Il va pour se mettre aux pieds d' Helmonde.
Helmonde, relevant Léar.
Seigneur, que faites-vous ?
C'est à moi qu' il convient d'embrasser vos genoux.
Léar.
Vous voyez, je suis faible.
Helmonde.
Hélas !
Léar.
Ma fin s' apprête ;
Les ans se sont en foule entassés sur ma tête.
Daignez me protéger.
Helmonde.
Contre qui ?
Léar.
Contre... eh quoi !
Vous ne savez donc pas leurs complots contre moi ?
Helmonde.
Quels sont vos ennemis ?
Léar.
Attendez... ma mémoire...
Je ne m' en souviens plus.
Helmonde.
De votre antique gloire
On parle quelquefois.
Léar.
Vous le croyez ? Ce bras
S'est souvent signalé jadis dans les combats.
Helmonde.
Quels drapeaux suiviez-vous dans votre ardeur guerrière?
Auriez-vous été roi?
Léar.
Roi? Non ; mais je fus père.
Helmonde.
Sans doute vous plaignez les pères malheureux?
Léar.
Mon coeur s'est de tout temps intéressé pour eux.
Ce nom me plaît toujours ; il a pour moi des charmes.
Helmonde.
Hélas ! J'en connais un bien digne de mes larmes !
Léar.
Est-ce le vôtre?
Helmonde.
Ah, dieux!
Léar.
Vous versez des pleurs!
Oui.
Léar.
Pourquoi, si vous l'aimez, n'être pas avec lui?
Est-il dans ces climats ? Est-il vivant encore?
Helmonde.
Il vit.
Léar.
Quel est son nom ?
Helmonde.
Léar.
Léar.
Léar! J'ignore
Ce qu' il peut être.
Helmonde, à part.
Hélas !
Léar.
Et vous connaît-il ?
Helmonde.
Non.
Léar.
Pourquoi?
Helmonde.
Ses longs malheurs ont troublé sa raison.
Léar.
Il a donc bien souffert! Eh! Qui les a fait naître?
Helmonde.
De coupables enfans qu' il aima trop peut-être.
Léar.
Des enfans ! En effet, ils sont tous des ingrats.
Mais vous, à ces coeurs durs vous ne ressemblez pas ;
Vous respectez les dieux, vous aimez votre père ?
Helmonde.
Quel présent plus sacré m' ont-ils fait sur la terre !
Léar.
Ah ! S' ils m' avaient donné deux filles comme vous !
Mais hélas ! ...
Helmonde.
Achevez.
Léar.
Ils m' ont, dans leur courroux,
Donné deux monstres qui...
Helmonde.
Parlez : qui...
Léar, avec un souvenir confus.
leurs visages,
Leurs traits me sont présens.
Helmonde.
Songez à leurs outrages.
Ne vous souvient-il plus qu'on vous ait offensé ?
Léar.
Oui... d'un palais... la nuit... je crois qu' on m'a chassé.
Helmonde.
Vous rappelleriez-vous le nom de votre fille ?
Léar.
C' est... Régane... oui, Régane.
Helmonde.
Et l' autre ?
Léar.
Volnérille.
Helmonde, montrant le comte.
Les traits de ce guerrier ne vous frappent-ils pas ?
Léar.
C' est mon ami, c' est Kent ; il a suivi mes pas.
À Helmonde, comme s' il se la rappelait
confusément.
Mais vous ?
Helmonde.
Je ne suis point, hélas ! Une étrangère.
Léar.
Ne m'avez-vous pas dit que vous aviez un père ?
Helmonde.
Oui.
Léar.
Qu'il vivait encor, qu' il était malheureux,
Que vous l' aimiez ?
Helmonde.
Sans doute.
Léar.
Eh ! Quels revers affreux
Vous a donc séparés? ... mes souvenirs reviennent.
Avez-vous des soeurs?
Helmonde, à part.
oui... ciel, que mes voeux l'obtiennent!
Sa raison va renaître : accomplis ton dessein!
Léar.
Mon coeur frémit, s'élance, il bondit dans mon sein.
Oui, vous avez des soeurs. Mon esprit se rappelle
Que leur cédant mon trône... il s'égare, il chancelle,
Sa clarté disparaît. Dieux ! Fixez ce flambeau,
Ou plongez-moi vivant dans la nuit du tombeau!
À Helmonde.
Que vous disais-je ? Eh bien ? ... ah ! Daignez m'en instruire.
Je crois qu'enfin pour moi ma raison vient de luire.
Ô qui que vous soyez, ne m'abandonnez pas,
Aidez-moi par pitié !
Helmonde.
Je vous disais... hélas! ...
Léar.
Oui, vos pleurs, je le vois, cachent quelque mystère.
Quel est votre pays, votre nom, votre père?
Ô doux espoir ! ... grands dieux, s' il n'est pas une erreur,
Rendez-moi ma raison, pour sentir mon bonheur.
Au comte de Kent.
Mon ami, je mourrai de l' excès de ma joie.
Le Comte.
Bas à Helmonde.
Redoutez les transports où son ame se noie.
Helmonde.
Vers son sein malgré moi mes bras sont emportés :
Je ne résiste plus.
Léar.
Mon coeur parle.
Le Comte, à Helmonde.
arrêtez !
Helmonde.
La nature m' entraîne.
Léar.
Et moi, le sang m' éclaire.
Helmonde.
Reconnaissez Helmonde.
Léar.
Ô ma fille !
Helmonde.
Ô mon père !
Nous voilà réunis : oubliez vos malheurs;
Confondons nos destins et notre ame et nos pleurs.
Léar.
Larmes de mon enfant, coulez sur ma blessure ;
Dans ce coeur paternel consolez la nature ;
Coulez avec lenteur sur ses replis sanglans
Que la dent des ingrats déchira si long-temps.
Oui, je sens que tes pleurs, en baignant mon visage,
M' ont rendu ma raison, m' en font chérir l' usage.
Oh ! Reste sur mon sein. Vingt siècles de tourment
Seraient tous effacés par un si doux moment.
Dieux ! Veillez sur ses jours. Dieux ! Pour faveur dernière,
Que j' expire en ses bras du bonheur d'être père!
Helmonde.
Ils viennent d'exaucer mon plus tendre desir :
Pour vous, auprès de vous, je veux vivre et mourir.
Léar.
Hélas ! Dans quel état, ma fille, es-tu réduite ?
Helmonde.
Seigneur, de vos destins laissez-moi la conduite.
Vos tyrans sont haïs ; vos défenseurs sont prêts :
Edgard les a pour nous cachés dans ces forêts,
Pour nous mettre en leurs mains il va bientôt paraître.
Voici, voici l'instant de détrôner un traître.
De la couronne encor votre front va s'orner.
Léar.
Je pourrai donc, ma fille, enfin te la donner.
Ô noble et brave Edgard!
Le Comte.
Je réponds de son zèle.
Léar.
Il est né de ton sang, il doit m' être fidèle.
Helmonde.
Il veilla sur mon sort dans mon adversité.
Léar, au comte.
Et toi, dans mon malheur, tu ne m' as pas quitté.
Vous serez les vengeurs de Léar et d'Helmonde.