DIALOGUE 29
Pyrrhon Et Son Voisin.
Fausseté et absurdité du pyrrhonisme.
Le Voisin.
Bonjour, Pyrrhon. On dit que vous avez
bien des disciples, et que votre école a une
haute réputation. Voudriez-vous bien me recevoir
et m' instruire ?
Pyrrhon.
Je le veux, ce me semble.
Le Voisin.
Pourquoi donc ajoutez-vous, ce me semble ?
Est-ce que vous ne savez pas ce que vous
voulez ? Si vous ne le savez pas, qui le saura
donc ? Et que savez-vous donc, vous qui passez
pour un si savant homme ?
Moi, je ne sais rien.
Le Voisin.
Qu' apprend-on donc en vous écoutant ?
Pyrrhon.
Rien du tout.
Le Voisin.
Pourquoi donc vous écoute-t-on ?
Pour se convaincre de son ignorance.
N' est-ce pas savoir beaucoup que de savoir qu' on ne
sait rien ?
Le Voisin.
Non, ce n' est pas savoir grand' chose. Un
paysan bien grossier et bien ignorant connoît
son ignorance, et il n' est pourtant ni philosophe,
ni habile homme ; il connoît pourtant
mieux son ignorance que vous la vôtre, car
vous vous croyez au-dessus de tout le genre
humain en affectant d' ignorer toutes choses.
Cette ignorance affectée ne vous ôte point la
présomption, au lieu que le paysan qui connoît
son ignorance se défie de lui-même en
toutes choses, et de bonne foi.
Pyrrhon.
Le paysan ne croit ignorer que certaines
choses élevées et qui demandent de l' étude ;
mais il ne croit pas ignorer qu' il marche,
qu' il parle, qu' il vit. Pour moi, j' ignore tout
cela, et par principes.
Le Voisin.
Quoi ! Vous ignorez tout cela de vous ? Beaux
principes de n' en admettre aucun !
Pyrrhon.
Oui, j' ignore si je vis, si je suis. En un mot,
j' ignore toutes choses sans exception.
Le Voisin.
Mais ignorez-vous que vous pensez ?
Pyrrhon.
Oui, je l' ignore.
Le Voisin.
Ignorer toutes choses, c' est douter de toutes
choses et ne trouver rien de certain, n' est-il
pas vrai ?
Pyrrhon.
Cela est vrai, si quelque chose le peut être.
Le Voisin.
Ignorer et douter, c' est la même chose ;
douter et penser sont encore la même chose :
donc vous ne pouvez douter sans penser. Votre
doute est donc la preuve certaine que vous
pensez : donc il y a quelque chose de certain,
puisque votre doute même prouve la certitude
de votre pensée.
Pyrrhon.
J' ignore même mon ignorance. Vous voilà
bien attrapé.
Le Voisin.
Si vous ignorez votre ignorance, pourquoi
en parlez-vous ? Pourquoi la défendez-vous ?
Pourquoi voulez-vous la persuader à vos
disciples, et les détromper de tout ce qu' ils ont
jamais cru ? Si vous ignorez jusqu' à votre
ignorance, il n' en faut plus donner les leçons, ni
mépriser ceux qui croient savoir la vérité.
Pyrrhon.
Toute la vie n' est peut-être qu' un songe
continuel. Peut-être que le moment de la
mort sera un réveil soudain, où l' on découvrira
l' illusion de ce qu' on a cru de plus réel ;
comme un homme qui s' éveille voit disparoître
tous les fantômes qu' il croit voir et toucher
pendant ses songes.
Le Voisin.
Vous craignez donc de dormir et de rêver
les yeux ouverts ? Vous dites de toutes choses,
peut-être : mais ce peut-être que vous dites
est une pensée. Votre songe, tout faux qu' il
est, est pourtant le songe d' un homme qui
rêve. Tout au moins il est sûr que vous rêvez ;
car il faut être quelque chose, et quelque
chose de pensant, pour avoir des songes. Le
néant ne peut ni dormir, ni rêver, ni se
tromper, ni ignorer, ni douter, ni dire peut-être.
Vous voilà donc malgré vous condamné à
savoir quelque chose qui est votre rêverie, et à
être tout au moins un être rêveur et pensant.
Pyrrhon.
Cette subtilité m' embarrasse. Je ne veux
point d' un disciple si subtil et si incommode
dans mon école.
Le Voisin.
Vous voulez donc, et vous ne voulez pas ?
En vérité, tout ce que vous dites et tout ce
que vous faites dément votre doute affecté :
votre secte est une secte de menteurs. Si vous
ne voulez point de moi pour disciple, je veux
encore moins de vous pour maître.