DIALOGUE 72
Le Cardinal De Richelieu Et Le Cardinal
Mazarin.
Caractères de ces deux ministres. Différence entre la
vraie et la fausse politique.
Le C. De Richelieu.
Hé ! Vous voilà, seigneur Jules ! On dit que
vous avez gouverné la France après moi. Comment
avez-vous fait ? Avez-vous achevé de réunir
toute l' Europe contre la maison d' Autriche ?
Avez-vous renversé le parti huguenot, que j' avois
affoibli ? Enfin avez-vous achevé d' abaisser
les grands ?
Le C. Mazarin.
Vous aviez commencé tout cela : mais j' ai
eu bien d' autres choses à démêler ; il m' a fallu
soutenir une régence orageuse.
Le C. De Richelieu.
Un roi inappliqué, et jaloux du ministre
même qui le sert, donne bien plus d' embarras
dans le cabinet, que la foiblesse et la confusion
d' une régence. Vous aviez une reine assez
ferme, et sous laquelle on pouvoit plus facilement
mener les affaires, que sous un roi épineux qui
étoit toujours aigri contre moi par quelque favori
naissant. Un tel prince ne gouverne ni ne laisse
gouverner. Il faut le servir malgré lui ; et on ne le
fait qu' en s' exposant chaque jour à périr. Ma vie a
été malheureuse par celui de qui je tenois toute mon
autorité. Vous savez que de tous les rois qui
traversèrent le siège de La Rochelle, le roi
mon maître fut celui qui me donna le plus
de peine. Je n' ai pas laissé de donner le coup
mortel au parti huguenot, qui avoit tant de
places de sûreté et tant de chefs redoutables.
J' ai porté la guerre jusque dans le sein de la
maison d' Autriche. On n' oubliera jamais la
révolte de la Catalogne ; le secret impénétrable
avec lequel le Portugal s' est préparé à secouer
le joug injuste des espagnols ; la Hollande
soutenue par notre alliance dans une longue
guerre contre la même puissance ; tous les
alliés du nord, de l' empire, et de l' Italie,
attachés à moi personnellement, comme à un
homme incapable de leur manquer ; enfin au-dedans
de l' état les grands rangés à leur devoir. Je les
avois trouvés intraitables, se faisant honneur de
cabaler sans cesse contre tous ceux à qui le roi
confioit son autorité, et ne croyant devoir obéir
au roi même, qu' autant qu' il les y engageoit en
flattant leur ambition et en leur donnant dans leurs
gouvernements un pouvoir sans bornes.
Le C. Mazarin.
Pour moi, j' étois un étranger ; tout étoit
contre moi ; je n' avois de ressource que dans
mon industrie. J' ai commencé par m' insinuer
dans l' esprit de la reine ; j' ai su écarter les gens
qui avoient sa confiance ; je me suis défendu
contre les cabales des courtisans, contre le
parlement déchaîné, contre la fronde, parti
animé par un cardinal audacieux et jaloux
de ma fortune, enfin contre un prince qui se
couvroit tous les ans de nouveaux lauriers, et
qui n' employoit la réputation de ses victoires
qu' à me perdre avec plus d' autorité : j' ai dissipé
tant d' ennemis. Deux fois chassé du royaume, j' y
suis rentré deux fois triomphant. Pendant mon
absence même, c' étoit moi qui gouvernois l' état.
J' ai poussé jusqu' à Rome le Cardinal De Retz ;
j' ai réduit le Prince De Condé à se sauver en
Flandre ; enfin j' ai conclu une paix glorieuse,
et j' ai laissé en mourant un jeune roi en état
de donner la loi à toute l' Europe. Tout cela
s' est fait par mon génie fertile en expédients,
par la souplesse de mes négociations, et par
l' art que j' avois de tenir toujours les
hommes dans quelque nouvelle espérance.
Remarquez que je n' ai pas répandu une
seule goutte de sang.
Le C. De Richelieu.
Vous n' aviez garde d' en répandre : vous étiez
trop foible et trop timide.
Le C. Mazarin.
Timide ! Hé ! N' ai-je pas fait mettre les trois
princes à Vincennes ? M. Le prince eut tout le
temps de s' ennuyer dans sa prison.
Le C. De Richelieu.
Je parie que vous n' osiez ni le retenir en
prison ni le délivrer, et que votre embarras
fut la vraie cause de la longueur de sa prison.
Mais venons au fait. Pour moi, j' ai répandu
du sang ; il l' a fallu pour abaisser l' orgueil des
grands toujours prêts à se soulever. Il n' est
pas étonnant qu' un homme qui a laissé tous
les courtisans et tous les officiers d' armée
reprendre leur ancienne hauteur n' ait fait mourir
personne dans un gouvernement si foible.
Le C. Mazarin.
Un gouvernement n' est point foible, quand
il mène les affaires au but par souplesse, sans
cruauté. Il vaut mieux être renard que lion
ou tigre.
Le C. De Richelieu.
Ce n' est point cruauté que de punir des
coupables dont les mauvais exemples en produiroient
d' autres : l' impunité attirant sans cesse des
guerres civiles, elle eût anéanti l' autorité du roi,
eût ruiné l' état, et eût coûté le sang de je ne sais
combien de milliers d' hommes ; au lieu que j' ai
établi la paix et l' autorité en sacrifiant un petit
nombre de têtes coupables : d' ailleurs je n' ai jamais
eu d' autres ennemis que ceux de l' état.
Le C. Mazarin.
Mais vous pensiez être l' état en personne.
Vous supposiez qu' on ne pouvoit être bon
françois sans être à vos gages.
Le C. De Richelieu.
Avez-vous épargné le premier prince du
sang, quand vous l' avez cru contraire à vos
intérêts ? Pour être bien à la cour, ne falloit-il
pas être Mazarin ? Je n' ai jamais poussé plus
loin que vous les soupçons et la défiance. Nous
servions tous deux l' état ; en le servant, nous
voulions l' un et l' autre tout gouverner. Vous
tâchiez de vaincre vos ennemis par la ruse et
par un lâche artifice : pour moi, j' ai abattu les
miens à force ouverte, et j' ai cru de bonne foi
qu' ils ne cherchoient à me perdre, que pour
jeter encore une fois la France dans les calamités
et dans la confusion d' où je venois de la
tirer avec tant de peines. Mais enfin j' ai tenu
ma parole ; j' ai été ami et ennemi de bonne
foi ; j' ai soutenu l' autorité de mon maître avec
courage et dignité. Il n' a tenu qu' à ceux que
j' ai poussés à bout d' être comblés de graces ;
j' ai fait toutes sortes d' avances vers eux ; j' ai
aimé, j' ai cherché le mérite dès que je l' ai
reconnu : je voulois seulement qu' ils ne traversassent
pas mon gouvernement, que je croyois nécessaire au
salut de la France. S' ils eussent voulu servir le
roi selon leurs talents, sur mes ordres, ils eussent
été mes amis.
Le C. Mazarin.
Dites plutôt qu' ils eussent été vos valets :
des valets bien payés à la vérité ; mais il falloit
s' accommoder d' un maître jaloux, impérieux,
implacable sur tout ce qui blessoit sa jalousie.
Le C. De Richelieu.
Hé bien ! Quand j' aurois été trop jaloux et
trop impérieux, c' est un grand défaut, il est
vrai : mais combien avois-je de qualités qui
marquent un génie étendu et une ame élevée !
Pour vous, seigneur Jules, vous n' avez montré
que de la finesse et de l' avarice. Vous avez bien
fait pis aux françois que de répandre leur
sang : vous avez corrompu le fond de leurs
moeurs ; vous avez rendu la probité gauloise
et ridicule. Je n' avois que réprimé l' insolence
des grands ; vous avez abattu leur courage,
dégradé la noblesse, confondu toutes les conditions,
rendu toutes les graces vénales. Vous craigniez le
mérite ; on ne s' insinuoit auprès de vous qu' en vous
montrant un caractère d' esprit bas, souple, et
capable de mauvaises intrigues. Vous n' avez même
jamais eu la vraie connoissance des hommes ; vous ne
pouviez rien croire que le mal, et tout le reste
n' étoit pour vous qu' une belle fable : il ne vous
falloit que des esprits fourbes, qui trompassent
ceux avec qui vous aviez besoin de négocier, ou des
trafiquants qui vous fissent argent de tout. Aussi
votre nom demeure avili et odieux : au contraire, on
m' assure que le mien croît tous les jours en gloire
dans la nation françoise.
Le C. Mazarin.
Vous aviez les inclinations plus nobles que
moi, un peu plus de hauteur et de fierté :
mais vous aviez je ne sais quoi de vain et de
faux. Pour moi, j' ai évité cette grandeur de
travers, comme une vanité ridicule : toujours
des poëtes, des orateurs, des comédiens ! Vous
étiez vous-même poëte, orateur, rival de Corneille ;
vous faisiez des livres de dévotion sans être
dévot : vous vouliez être de tous les métiers, faire
le galant, exceller en tout genre. Vous avaliez
l' encens de tous les auteurs. Y a-t-il en Sorbonne
une porte, ou un panneau de vitre, où vous n' ayez
fait mettre vos armes ?
Le C. De Richelieu.
Votre satire est assez piquante, mais elle
n' est pas sans fondement. Je vois bien que la
bonne gloire devroit faire fuir certains honneurs
que la grossière vanité cherche, et qu' on
se déshonore à force de vouloir trop être
honoré. Mais enfin j' aimois les lettres ; j' ai
excité l' émulation pour les rétablir. Pour vous, vous
n' avez jamais eu aucune attention, ni à l' église,
ni aux lettres, ni aux arts, ni à la vertu.
Faut-il s' étonner qu' une conduite si odieuse
ait soulevé tous les grands de l' état et tous les
honnêtes gens contre un étranger ?
Le C. Mazarin.
Vous ne parlez que de votre magnanimité
chimérique : mais pour bien gouverner un
état, il n' est question ni de générosité, ni de
bonne foi, ni de bonté de coeur ; il est question
d' un esprit fécond en expédients, qui soit
impénétrable dans ses desseins, qui ne donne rien à ses
passions, mais tout à l' intérêt, qui ne s' épuise
jamais en ressources pour vaincre les difficultés.
Le C. De Richelieu.
La vraie habileté consiste à n' avoir jamais
besoin de tromper, et à réussir toujours par
des moyens honnêtes. Ce n' est que par foiblesse, et
faute de connoître le droit chemin, qu' on prend des
sentiers détournés et qu' on a recours à la ruse. La
vraie habileté consiste à ne s' occuper point de tant
d' expédients, mais à choisir d' abord par une vue
nette et précise celui qui est le meilleur en le
comparant aux autres. Cette fertilité d' expédients
vient moins d' étendue et de force de génie, que de
défaut de force et de justesse pour savoir choisir.
La vraie habileté consiste à comprendre qu' à la
longue la plus grande de toutes les ressources dans
les affaires est la réputation universelle de
probité. Vous êtes toujours en danger, quand vous ne
pouvez mettre dans vos intérêts que des dupes ou des
fripons : mais quand on compte sur votre probité, les
bons et les méchants mêmes se fient à vous ; vos
ennemis vous craignent bien, et vos amis
vous aiment de même. Pour vous, avec tous
vos personnages de Protée, vous n' avez su
vous faire ni aimer, ni estimer, ni craindre.
J' avoue que vous étiez un grand comédien,
mais non pas un grand homme.
Le C. Mazarin.
Vous parlez de moi comme si j' avois été un
homme sans coeur ; j' ai montré en Espagne,
pendant que j' y portois les armes, que je ne
craignois point la mort. On l' a encore vu dans
les périls où j' ai été exposé pendant les guerres
civiles de France. Pour vous, on sait que vous
aviez peur de votre ombre, et que vous pensiez
toujours voir sous votre lit quelque assassin prêt à
vous poignarder. Mais il faut croire que vous
n' aviez ces terreurs paniques que dans certaines
heures.
Le C. De Richelieu.
Tournez-moi en ridicule tant qu' il vous
plaira : pour moi, je vous ferai toujours justice
sur vos bonnes qualités. Vous ne manquiez
pas de valeur à la guerre : mais vous manquiez de
courage, de fermeté, et de grandeur d' ame, dans les
affaires. Vous n' étiez souple que par foiblesse, et
faute d' avoir dans l' esprit des principes fixes. Vous
n' osiez résiter en face : c' est ce qui vous faisoit
promettre trop facilement, et éluder ensuite toutes
vos paroles par cent défaites captieuses. Ces
défaites étoient pourtant grossières et inutiles :
elles ne vous mettoient à couvert qu' à cause que
vous aviez l' autorité ; et un honnête homme auroit
mieux aimé que vous lui eussiez dit nettement, j' ai
eu tort de vous promettre, et je me vois dans
l' impuissance d' exécuter ce que je vous ai promis,
que d' ajouter au manquement de parole des
pantalonnades pour vous jouer des malheureux. C' est
peu que d' être brave dans un combat, si on est
foible dans une contradiction. Beaucoup de princes
capables de mourir avec gloire se sont déshonorés
comme les derniers des hommes par leur mollesse dans
les affaires journalières.
Le C. Mazarin.
Il est bien aisé de parler ainsi : mais quand
on a tant de gens à contenter, on les amuse
comme on peut. On n' a pas assez de graces
pour en donner à tous ; chacun d' eux est bien
loin de se faire justice. N' ayant pas autre chose
à leur donner, il faut bien au moins leur
laisser de vaines espérances.
Le C. De Richelieu.
Je conviens qu' il faut laisser espérer à beaucoup de
gens. Ce n' est pas les tromper ; car chacun en son
rang peut trouver sa récompense, et s' avancer même en
certaines occasions au-delà de ce qu' on auroit cru.
Pour les espérances disproportionnées et ridicules,
s' ils les prennent tant pis pour eux. Ce n' est pas
vous qui les trompez, ils se trompent eux-mêmes, et
ne peuvent s' en prendre qu' à leur propre folie. Mais
leur donner dans la chambre des paroles dont vous
riez dans le cabinet, c' est ce qui est indigne d' un
honnête homme, et pernicieux à la réputation des
affaires. Pour moi, j' ai soutenu et agrandi
l' autorité du roi, sans recourir à de si misérables
moyens. Le fait est convaincant ; et vous disputez
contre un homme qui est un exemple décisif contre
vos maXImes.