DIALOGUE 31
Démosthène Et Cicéron.
Parallèle de ces deux orateurs, où l' on donne le
caractère de la véritable éloquence.
Cicéron.
Quoi ! Prétends-tu que j' ai été un orateur
médiocre ?
Démosthène.
Non pas médiocre ; car ce n' est pas sur une
personne médiocre que je prétends avoir la
supériorité. Tu as été sans doute un orateur
célèbre. Tu avois de grandes parties ; mais
souvent tu t' es écarté du point en quoi
consiste la perfection.
Cicéron.
Et toi, n' as-tu point eu de défauts ?
Démosthène.
Je crois qu' on ne m' en peut reprocher aucun
pour l' éloquence.
Cicéron.
Peux-tu comparer la richesse de ton génie
à la mienne, toi qui es sec, sans ornement ;
qui es toujours contraint par des bornes étroites
et resserrées ; toi qui n' étends aucun sujet ;
toi à qui on ne peut rien retrancher, tant la
manière dont tu traites les sujets est, si j' ose
me servir de ce terme, affamée ? Au lieu que
je donne aux miens une étendue qui fait paroître
une abondance et une fertilité de génie
qui a fait dire qu' on ne pouvoit rien ajouter
à mes ouvrages.
Démosthène.
Celui à qui on ne peut rien retrancher n' a
rien dit que de parfait.
Cicéron.
Celui à qui on ne peut rien ajouter n' a rien
omis de tout ce qui pouvoit embellir son
ouvrage.
Démosthène.
Ne trouves-tu pas tes discours plus remplis
de traits d' esprit que les miens ? Parle de bonne
foi, n' est-ce pas là la raison pour laquelle tu
t' élèves au-dessus de moi ?
Cicéron.
Je veux bien te l' avouer, puisque tu me
parles ainsi. Mes pièces sont infiniment plus
ornées que les tiennes : elles marquent bien
plus d' esprit, de tour, d' art, de facilité. Je
fais paroître la même chose sous vingt
manières différentes. On ne pouvoit s' empêcher,
en entendant mes oraisons, d' admirer mon
esprit, d' être continuellement surpris de mon
art, de s' écrier sur moi, de m' interrompre
pour m' applaudir et me donner des louanges.
Tu devois être écouté fort tranquillement, et
apparemment tes auditeurs ne t' interrompoient
pas.
Démosthène.
Ce que tu dis de nous deux est vrai : tu ne
te trompes que dans la conclusion que tu en
tires. Tu occupois l' assemblée de toi-même ;
et moi je ne l' occupois que des affaires dont
je parlois. On t' admiroit ; et moi j' étois oublié
par mes auditeurs, qui ne voyoient que le
parti que je voulois leur faire prendre. Tu
réjouissois par les traits de ton esprit ; et moi je
frappois, j' abattois, j' atterrois par des coups
de foudre. Tu faisois dire : qu' il parle bien !
Et moi je faisois dire : allons, marchons contre
Philippe. On te louoit : on étoit trop hors de
soi pour me louer. Quand tu haranguois, tu
paroissois orné : on ne découvroit en moi
aucun ornement ; il n' y avoit dans mes pièces
que des raisons précises, fortes, claires,
ensuite des mouvements semblables à des foudres
auxquels on ne pouvoit résister. Tu as été un
orateur parfait, quand tu as été, comme moi,
simple, grave, austère, sans art apparent, en
un mot, quand tu as été démosthénique : mais
lorsqu' on a senti en tes discours l' esprit, le
tour, et l' art, alors tu n' étois que Cicéron,
t' éloignant de la perfection autant que tu
t' éloignois de mon caractère.