DIALOGUE 45
Sertorius Et Mercure.
Les fables et les illusions font plus sur la populace
crédule, que la vérité et la vertu.
Mercure.
Je suis bien pressé de m' en retourner vers
l' Olympe ; et j' en suis fort fâché, car je meurs
d' envie de savoir par où tu as fini ta vie.
Sertorius.
En deux mots je te l' apprendrai. Le jeune
apprenti et la bonne vieille ne pouvoient me
vaincre ; Perpenna le traître me fit mourir :
sans lui j' aurois fait voir bien du pays à mes
ennemis.
Mercure.
Qui appelles-tu le jeune apprenti et la
bonne vieille ?
Sertorius.
Hé ! Ne le savez-vous pas ? C' est Pompée et
Métellus. Métellus étoit mou et appesanti,
incertain, trop vieux, et usé ; il perdoit les
occasions décisives par sa lenteur. Pompée
étoit au contraire sans expérience. Avec des
barbares ramassés, je me jouois de ces deux
capitaines et de leurs légions.
Mercure.
Je ne m' en étonne pas. On dit que tu étois
magicien, que tu avois une biche qui venoit
dans ton camp te dire tous les desseins de tes
ennemis, et tout ce que tu pouvois entreprendre
contre eux.
Sertorius.
Tandis que j' ai eu besoin de ma biche, je
n' en ai découvert le secret à personne : mais
maintenant que je ne puis plus m' en servir,
j' en dirai tout le mystère.
Mercure.
Hé bien ! étoit-ce quelque enchantement ?
Sertorius.
Point du tout : c' étoit une sottise qui m' a
plus servi que mon argent, que mes troupes,
que le débris du parti de Marius contre Sylla
que j' avois recueilli dans un coin des montagnes
d' Espagne et de Lusitanie. Une illusion faite
à propos mène loin des peuples crédules.
Mercure.
Mais cette illusion n' étoit-elle pas bien
grossière ?
Sertorius.
Sans doute : mais les peuples pour qui elle
étoit préparée étoient encore plus grossiers.
Mercure.
Quoi ! Ces barbares croyoient tout ce que tu
racontois de ta biche ?
Sertorius.
Tout. Il ne tenoit qu' à moi d' en dire encore
davantage, ils l' auroient cru. Avois-je
découvert par des coureurs ou par des espions la
marche des ennemis, c' étoit la biche qui me
l' avoit dit à l' oreille. Avois-je été battu, la
biche me parloit pour déclarer que les dieux
alloient relever mon parti. La biche ordonnoit
aux habitants du pays de me donner
toutes leurs forces, faute de quoi la peste et
la famine devoient les désoler. Ma biche
étoit-elle perdue depuis quelques jours et ensuite
retrouvée secrètement, je la faisois tenir bien
cachée ; et je déclarois par un pressentiment,
ou sur quelque présage, qu' elle alloit revenir ;
après quoi je la faisois rentrer dans le camp,
où elle ne manquoit pas de me rapporter des
nouvelles de vous autres dieux. Enfin ma
biche faisoit tout ; elle seule réparoit mes
malheurs.
Mercure.
Cet animal t' a bien servi. Mais tu nous
servois mal : car de telles impostures décrient les
immortels, et font grand tort à tous nos
mystères. Franchement tu étois un impie.
Sertorius.
Je ne l' étois pas plus que Numa avec sa
nymphe égérie, que Lycurgue et Solon avec
leur commerce secret des dieux, que Socrate
avec son esprit familier, enfin que Scipion
avec sa façon mystérieuse d' aller au Capitole
consulter Jupiter, qui lui inspiroit toutes ses
entreprises de guerre contre Carthage. Tous
ces gens-là ont été des imposteurs aussi bien
que moi.
Mercure.
Mais ils ne l' étoient que pour établir de
bonnes lois, ou pour rendre la patrie victorieuse.
Sertorius.
Et moi pour me défendre contre le parti
du tyran Sylla qui avoit opprimé Rome, et
qui avoit envoyé des citoyens changés en
esclaves pour me faire périr comme le dernier
soutien de la liberté.
Mercure.
Quoi donc ! La république entière, tu ne la
regardes que comme le parti de Sylla ? De
bonne foi tu étois demeuré seul contre tous
les romains. Mais enfin tu trompois ces
pauvres barbares par des mystères de religion.
Sertorius.
Il est vrai : mais comment faire autrement
avec les sots ? Il faut bien les amuser par des
sottises, et aller à son but. Si on ne leur disoit
que des vérités solides, ils ne les croiroient
pas. Racontez des fables, flattez, amusez ;
grands et petits courent après vous.