DIALOGUE 47
Caligula Et Néron.
Danger du pouvoir despotique quand un souverain
a la tête foible.
Caligula.
Je suis ravi de te voir. Tu es une rareté. On
a voulu me donner de la jalousie contre toi
en m' assurant que tu m' as surpassé en prodiges ;
mais je n' en crois rien.
Néron.
Belle comparaison ! Tu étois un fou. Pour
moi, je me suis joué des hommes, et je leur ai
fait voir des choses qu' ils n' avoient jamais
vues. J' ai fait périr ma mère, ma femme, mon
gouverneur, et mon précepteur ; j' ai brûlé ma
patrie. Voilà des coups d' un grand courage
qui s' élève au-dessus de la foiblesse humaine.
Le vulgaire appelle cela cruauté ; moi je l' appelle
mépris de la nature entière, et grandeur
d' ame.
Caligula.
Tu fais le fanfaron. As-tu étouffé comme
moi ton père mourant ? As-tu caressé comme
moi ta femme, en lui disant : jolie petite tête
que je ferai couper quand je voudrai !
Néron.
Tout cela n' est que gentillesse ; pour moi,
je n' avance rien qui ne soit solide. Hé !
Vraiment j' avois oublié un des beaux endroits de
ma vie : c' est d' avoir fait mourir mon frère
Britannicus.
Caligula.
C' est quelque chose, je l' avoue. Sans doute
tu l' as fait pour imiter la vertu du grand
fondateur de Rome, qui, pour le bien public,
n' épargna pas même le sang de son frère. Mais
tu n' étois qu' un musicien.
Néron.
Pour toi, tu avois des prétentions plus
hautes ; tu voulois être dieu, et massacrer tous
ceux qui en auroient douté.
Caligula.
Pourquoi non ? Pouvoit-on mieux employer
la vie des hommes que de la sacrifier à ma
divinité ? C' étoient autant de victimes immolées
sur mes autels.
Néron.
Je ne donnois point dans de telles visions :
mais j' étois le plus grand musicien et le
comédien le plus parfait de l' empire ; j' étois
même bon poëte.
Caligula.
Du moins tu le croyois ; mais les autres n' en
croyoient rien : on se moquoit de ta voix et de
tes vers.
Néron.
On ne s' en moquoit pas impunément. Lucain se
repentit de m' avoir voulu surpasser.
Caligula.
Voilà un bel honneur pour un empereur
romain, que de monter sur le théâtre comme
un bouffon, d' être jaloux des poëtes, et de
s' attirer la dérision publique !
Néron.
C' est le voyage que je fis dans la Grèce qui
m' échauffa la cervelle pour le théâtre et pour
toutes les représentations.
Caligula.
Tu devois demeurer en Grèce pour y gagner
ta vie en comédien, et laisser faire un autre
empereur à Rome, qui en soutînt mieux la
majesté.
Néron.
N' avois-je pas ma maison dorée, qui devoit
être plus grande que les plus grandes villes ?
Oui-dà, je m' entendois en magnificence.
Caligula.
Si on l' eût achevée, cette maison, il auroit
fallu que les romains fussent allés loger hors
de Rome. Cette maison étoit proportionnée
au colosse qui te représentoit, et non pas à
toi qui n' étois pas plus grand qu' un autre
homme.
Néron.
C' est que je visois au grand.
Caligula.
Non : tu visois au gigantesque et au monstrueux.
Mais tous ces beaux desseins furent
renversés par Vindex.
Néron.
Et les tiens par Chéréas, comme tu allois
au théâtre.
Caligula.
à n' en point mentir, nous fîmes tous deux
une fin assez malheureuse, et dans la fleur de
notre jeunesse.
Néron.
Il faut dire la vérité, peu de gens étoient
portés à faire des voeux pour nous, et à nous
souhaiter une longue vie. On passe mal son
temps à se croire toujours entre des poignards.
Caligula.
De la manière que tu en parles, tu ferois
croire que si tu retournois au monde tu
changerois de vie.
Néron.
Point du tout, je ne pourrois gagner sur
moi de me modérer. Vois-tu bien, mon pauvre
ami, et tu l' as senti aussi bien que moi, c' est
une étrange chose que de pouvoir tout quand
on a la tête un peu foible ; elle tourne bien
vite dans cette puissance sans bornes. Tel
seroit sage dans une condition médiocre, qui
devient insensé quand il est le maître du
monde.
Caligula.
Cette folie seroit bien jolie si elle n' avoit
rien à craindre ; mais les conjurations, les
troubles, les remords, les embarras d' un
grand empire, gâtent le métier. D' ailleurs la
comédie est courte ; ou plutôt c' est une
horrible tragédie qui finit tout-à-coup. Il faut
venir compter ici avec ces trois vieillards
chagrins et sévères, qui n' entendent point
raillerie, et qui punissent comme des scélérats
ceux qui se faisoient adorer sur la terre. Je
vois venir Domitien, Commode, Caracalla,
Héliogabale, chargés de chaînes, qui vont
passer leur temps aussi mal que nous.