Philosophie
A mon ami Justin RENARD
24 août 1905
Au sein de l'existence où se joue notre envie
Des êtres malheureux un instant voient le jour
Et les sombres ténèbres de la Philosophie
Sont un baiser de rêve à leur fatal amour.
Bien loin de cette foule où l'esprit égaré
Se perd insouciant dans un vaste chemin
Ils méprisent la vie comme un songe effacé
Comme un jour de plaisir resté sans lendemain
Ils luttent pour la joie et leurs yeux pleins de larmes
Semblent dire au bonheur, pour nous tu n'es pas né
Donnes à tes favoris la douceur de tes charmes
Que demande un coupable quand il est condamné
Rien des jours d'aujourd'hui, rien pour ceux de demain
Il vogue sans espoir sur les flots du malheur
Il est né pour souffrir. Qu'importe son Destin
Les coups de l'infortune ne frappent pas son coeur
Il rit de la souffrance et loin de l'effrayer
Ce mot plein d'amertume qu'on ne peut adoucir
Lui semble naturel comme le mot aimer
Puisque l'un comme l'autre fait tout autant souffrir.
Justin reconnais-tu dans cette sombre image
Notre vie incertaine, nos tourments nos douleurs
Je veux faire un volume et la première page
Semble attendrir déjà la source de mes pleurs
Depuis longtemps ami, unissant nos idées
Nous avons vu la vie sous le même horizon
Mais aussi des nuages, traversant tes pensées
De leur incertitude ont frappé ta raison
Tu as crû que l'amour a des heures suprêmes
Où la vie moins cruelle adoucit tous les maux
Tu as été trompé ; ces heures elles-mêmes
D'un langage sacré t'ont parlé des tombeaux
Tu les as écoutées ; bien d'autres avant toi
Sur cette longue route ont égaré leurs pas
Ton coeur comme les autres soumis à cette loi
Au seuil de l'espérance a heurté le trépas
Je n'ai pas échappé à la lourde caresse
Des lèvres enfiévrées dont le feu nous dévore
Et dans les bras tremblants d'une folle maîtresse
J'ose le confesser oui je me berce encore
Mais ce n'est plus le feu des heures du passé
Qui consume le coeur de la foule en délire
C'est le souffle divin d'un beau rêve effacé
C'est le son qui s'échappe des accords de ma lyre
Ah quand ton coeur usé par l'amour adultère
Aura désaltéré sa fièvre dévorante
A la source maudite aux lèvres d'une mère
Tu rougiras du crime en méprisant l'amante
Tu seras comme moi ami écoutes bien
Et tu n'auras pas peur de voir la mort en face
Dans la belle nature cherchant un vrai soutien
Tu oublieras ton mal, tout en perdant sa trace
Jetons un grand linceul sur ce qui est passé
Et parlons d'autres choses ; de notre caractère
Pourquoi ? Comme un pendule ton cerveau balancé
Va-t'il de la gaieté au temple solitaire ?
Pourquoi suivant les heures, ton esprit incertain
Aime-t'il d'un enfant la suprême caresse
Ou bien dans un beau rêve entrevu le matin
Adores-tu l'image d'une jeune maîtresse
Ou bien du fatalisme en discutant les lois
Jettes-tu ta colère aux pieds de l'existence
Ou bien allant rêver à l'ombre des grands bois
Du côté de la vie penches-tu la balance.
Ou la voix de la mort t'appelle et tu l'écoutes
Tu n'es plus philosophe et la vie te fait peur
Tu es découragé et tu crois à tes doutes
Le matérialisme est maître de ton coeur
Ecoutes ta raison seule philosophie
Que j'aime retrouver quand vient l'incertitude
Le coeur change souvent, bien fol est qui s'y fie
Je le sais, cher Justin, car j'en ai fait l'étude
Aujourd'hui dans l'aisance ma triste vie s'écoule
Demain dans la misère un instant égaré
Peut-être recevrai-je le mépris de la foule
Mais dans mon existence rien ne sera changé
Je n'irai pas plus loin étendre mon envie
Je n'irai pas plus loin glorifier mon sort
Et malgré les douleurs dont m'a doté la vie
Je me sens éloigné des affres de la mort
Je ne demande rien aux bienfaits de la terre
Je ne voudrais adoucir sa cruelle agonie
Il existe un remède à ta dure souffrance
Ce remède suprême, c'est la philosophie.
Honoré HARMAND