Ce que j'ai vu
Les visions du poète
8 août 1905
Ah, qui me prêtera la voix d'un grand génie
Pour chanter la vision qui m'a fait voir la vie ?
Sous les tableaux changeants de la joie aux douleurs
Sous la trompeuse image des sourires aux pleurs
Sous cette comédie qui se joue chaque jour
Au sein de l'existence comme au sein de l'amour
C'était par un beau soir, un de ces jours d'été
Qui laissent dans le coeur un souffle de gaîté.
Je voguais incertain sur l'océan du vide
En guidant mon esquif sur la route stupide
Qui conduit les mortels aux portes du trépas
Grand nom dont on peut rire quand on ne comprend pas
Que chaque heure s'enfuie pour ne plus revenir
Et que la vie demain n'aura qu'un souvenir.
Les rayons affaiblis d'un beau soleil couchant
Donnaient à la nature un aspect si charmant
Que mon coeur endurci par une vie cruelle
S'écria consolé, que la nature est belle !
Un souffle d'espérance traversa ma pensée,
Oubliant mes chagrins, ma douleur insensée
Je dis à ce beau soir, à son image errante
Je t'aime, je t'adore, comme on dit à l'amante
Qui frappe pour un jour à la porte du coeur
Et dans une caresse fait germer la douleur
Ah, cette heure suprême pourrai-je l'oublier ?
L'esquif se balançait au gré du nautonier
Les roseaux chancelants sous la brise légère
Semblaient courber le front pour saluer la terre,
Les vagues s'agitaient en troublant le silence,
Leur voix harmonieuse répétait la cadence
Du flot qui va et vient sur le bord de la rive
Et donne en hésitant sa caresse craintive
Aux bords que la nature a dotés de feuillage
Où se joue mollement une tache d'ombrage.
Dans cette belle image dans ce rêve entrevu
Une joie passagère voilà ce que j'ai vu.
Au sein de la forêt sous ses arches profondes
J'ai vu un ruisseau qui promenait ses ondes
Il coulait ignoré, simple dans sa nature
En troublant le silence de son faible murmure.
Des fleurs, parfums perdus à la tige chétive,
Etaient tout l'ornement de sa source craintive.
Caché sous l'herbe fraîche, il coulait en silence
Heureux dans son domaine, méprisant l'opulence
Des grands lacs qu'on admire, mais à l'onde troublée.
Heureux sont les mortels dont la gloire ignorée
S'en va modestement à l'abri des honneurs ;
Dans un lieu solitaire, on sèche mieux ses pleurs ;
Près de ce ruisseau un poète souffrant
S'assit pour méditer dans son isolement ;
Son coeur tout plein de fièvre, battait à se briser
Seul avec sa douleur, il se prit à pleurer
Dans le calme troublant de la sombre forêt.
Aux arbres endormis confiant son secret
Il causa de la vie en méprisant la loi
De cet oiseau cruel dont nous sommes la proi
Il chanta ses misères, les peines et les maux
Les plaintes des mortels et les tristes fléaux
Qui s'abattent sur l'homme quand il se croit heureux
La joie ne sourit pas au coeur des malheureux
Puis le faible murmure de l'onde qui s'écoule
Loin des yeux indiscrets, encor plus de la foule
Frappa d'un son de rêve l'oreille du poète ;
En accordant sa lyre à sa muse indiscrète,
Il chanta les douleurs à ce flot ignoré ;
L'onde avait répondu, il était consolé.
Dans cette belle image, dans ce rêve entrevu
L'amant de la nature, voilà ce que j'ai vu.
Au milieu de la chambre, un amant affolé
Pleurait la longue absence d'un être regretté,
Il relisait des lettres missives éphémères
Où son coeur adorait l'ombre de ses chimères,
Il disait : se peut-il que cette heure suprême
S'oublie rapidement dans le coeur d'une femme ?
Se peut-il que les rêves ne vivent qu'un matin
Et que l'âme se grise d'un langage incertain ?
La vie était si douce au sein de la campagne
Et sur les bords du lac, au pied de la montagne ;
Quand nous rêvions tous deux, elle disait souvent :
Sur la barque fragile allons au gré du vent.
L'homme a besoin de rêve et d'amour ici bas
La vie sans ces deux choses, il ne la comprend pas
Le Temps est un fantôme qui passe et qui s'efface
On le cherche, il a fui, on a perdu sa trace.
Vois ces rochers muets, vois ces ondes limpides,
Quand nous les admirons, les heures moins rapides
Semblent chanter l'amour à toute créature
Qui s'intéresse aux lois de la belle nature ;
Vois ces tableaux qui changent suivant que notre coeur
Vibre de jouissance ou saigne de douleur ;
Vois ces tapis de mousse humides de rosée,
Cet arbre qui reflète son image adorée
Sur le miroir flottant, vois la reine des ombres
Qui éclaire un instant les forêts les plus sombres,
Vois la nature en fête et notre âme en délire ;
Ecoutons les concerts, exhalés de ta lyre.
La vie sans la nature ne serait pas la vie,
Ne portons pas plus loin nos désirs notre envie,
Sur la vague plaintive fuyons l'heure d'ennui,
Que m'importe demain, nous avons aujourd'hui.
Mais hélas les grandeurs ont trop souvent raison
Et l'amour d'un printemps ne vit qu'une saison,
On admire les choses, on méprise les gens,
On s'éloigne parfois de la voie du bon sens,
Celui qui méditait la belle apothéose
Aujourd'hui, fatigué, veut aimer autre chose.
Dans cette belle image, dans ce rêve entrevu,
Amis, pardonnez moi, je me suis reconnu.
Sous un ciel azuré, des couples enlacés
Allaient insouciants comme des fiancés ;
Ils suivaient en chantant la route du plaisir
Qui mène au lieu sacré qu'on nomme le Désir,
La douceur de leur voix et leur marche lascive
Avaient de ces flots purs l'image fugitive,
Quand leur douce caresse comme une volupté
Donne un baiser de rêve au rivage dompté ;
Ils allaient à ce temple qu'on appelle Cythère
Goûter dans une orgie fausse joie de la terre,
Une heure que l'on croit être l'heure suprême
Que l'on sait passagère et que l'on vit quand même ;
La voilure d'hermine qu'enfle un tendre zéphir
Est prête à s'envoler et semble déjà fuir ;
Tous les êtres se pressent sur la barque fragile,
Les amants enfiévrés dont le cerveau fébrile
Tremble de volupté d'amour et de caresses
Sur leur coeur enflammé retiennent leurs maîtresses ;
Le Départ a sonné. Déjà loin du rivage,
L'esquif est entraîné sous un ciel sans nuage ;
Ils voguent, ces heureux sur la mer incertaine,
Sur les flots argentés vers l'image lointaine ;
Tout semble souriant sur l'océan trompeur :
Le plaisir quand il veut sait cacher le malheur.
Les arbres oscillants sous la brise légère
Chantent de ces mortels la gloire passagère,
Les fleurs ont un parfum et les sources profondes,
De leurs flots enchantés semblent grossir les ondes
Ah, quel tableau sublime, la voix de la nature
Pour cette heure d'amour, en son faible murmure
Semble chanter aussi l'heure où l'on veut aimer
Mais que suit une autre heure, celle qui fait pleurer.
Eh, qu'est-ce cette foule, riante, échevelée
Qui s'écoule, bruyante dans cette longue allée ?
C'est le peuple venu aux festins, aux orgies,
Pour consumer le feu de ses ignominies,
C'est la folle jeunesse c'est le monde en délire
Qui vient en ce palais pour chercher le sourire,
C'est la vague incertaine, c'est le flot qui se brise,
C'est le baiser perdu sur la lèvre incomprise ;
L'esquif qui les amène a pour nom le Destin,
Epave bien fragile, beau rêve d'un matin
Qui s'éloigne du bord quand arrive le soir
En jetant sur la joie l'affre du désespoir
Ah ! Que vois-je sortir des salons éclairés,
Des êtres qui trébuchent ? Leurs pas mal assurés
Les rendent vacillants comme sont les roseaux
Dont la tige fragile se berce sur les eaux.
Horreur ! Des femmes nues, des yeux au regard sombre,
Des fantômes affreux qui se cachent dans l'ombre,
Des hommes enivrés qui murmurent -- des mots
Des amantes qui souffrent, étouffant leurs sanglots,
Une longue cohorte, une traînée d'ivresse,
Un souffle de dégoût, un soupir de paresse,
Un rivage jonché d'épaves vagissantes,
Un tableau qui répugne, des scènes déchirantes
Une foule en délire qui cherche en vain le port,
Des mortels innocents des fautes de leur sort
Hélas, ce n'est pas tout, la vague mugissante
Ramasse ces épaves, et sa bave méchante
Entraîne loin du port tous les infortunés,
Tous les êtres vivants à la mort condamnés
Et, dans tout ce mélange, un fantôme égayé
Sourit de voir le monde, par le flot entraîné.
Qui es-tu, d'où viens-tu ? Ah, je t'ai reconnu,
La mort et les mortels voilà ce que j'ai vu.
Honoré HARMAND