CHAPITRE I
de l' ame.
I.
Opérations sensitives, et premièrement des cinq sens.
Nous connoissons notre ame par ses opérations, qui
sont de deux sortes : les opérations sensitives et
les opérations intellectuelles.
Il n' y a personne qui ne connoisse ce qui s' appelle
les cinq sens qui sont la vue, l' ouïe, l' odorat, le
goût et le toucher.
à la vue appartiennent la lumière et les couleurs ;
à l' ouïe, les sons ; à l' odorat, les bonnes et
mauvaises senteurs ; au goût, l' amer et le doux et
les autres qualités semblables ; au toucher, le chaud
et le froid, le dur et le mol, le sec et l' humide.
La nature, qui nous apprend que ces sens et leurs
actions appartiennent proprement à l' ame, nous
apprend aussi qu' ils ont leurs organes ou leurs
instrumens dans le corps. Chaque sens a le sien
propre. La vue a les yeux, l' ouïe a les oreilles,
l' odorat a les narines, le goût a la langue et le
palais ; le toucher seul se répand dans tout le corps,
et se trouve partout où il y a des chairs.
Les opérations sensitives, c' est-à-dire celles des
sens, sont appelées sentimens ou plutôt
sensations : voir les couleurs, ouïr les sons,
goûter le doux ou l' amer, sont autant de sensations
différentes.
Les sensations se font dans notre ame à la présence
de certains corps, que nous appelons objets. C' est à
la présence du feu que je sens de la chaleur : je
n' entends aucun bruit que quelque corps ne soit
agité : sans la présence du soleil et des autres
corps lumineux, je ne verrois point la lumière ; ni
le blanc ni le noir, si la neige, par exemple, ou la
poix ou l' encre, n' étoient présens. ôtez les corps
mal polis ou aigus, je ne sentirai rien de rude ni
de piquant. Il en est de même des autres sensations.
Afin qu' elles se forment dans notre ame, il faut que
l' organe corporel soit frappé actuellement de l' objet
et en reçoive l' impression : je ne vois qu' autant que
mes yeux sont frappés des rayons d' un corps lumineux,
ou directs ou réfléchis. Si l' agitation de l' air ne
fait impression dans mon oreille, je ne puis entendre
le bruit, et c' est là proprement aussi ce qui
s' appelle la présence de l' objet. Car quelque proche
que je sois d' un tableau, si j' ai les yeux fermés,
ou que quelque corps interposé empêche que les rayons
réfléchis de ce tableau ne viennent jusqu' à mes yeux,
cet objet ne leur est pas présent ; et le même se
verra dans les autres sens.
Nous pouvons donc définir la sensation (si toutefois
une chose si intelligible de soi a besoin d' être
définie), nous la pouvons, dis-je, définir la
première perception qui se fait en notre ame à la
présence des corps que nous appelons objets, et en
suite de l' impression qu' ils font sur les organes de
nos sens.
Je ne prends pourtant pas encore cette définition pour
une définition exacte et parfaite. Car elle nous
explique plutôt l' occasion d' où les sensations ont
accoutumé de nous arriver, qu' elle ne nous en
explique la nature. Mais cette définition suffit pour
nous faire distinguer d' abord les sensations d' avec
les autres opérations de notre ame.
Or, encore que nous ne puissions entendre les
sensations sans les corps qui sont leurs objets, et
sans les parties de nos corps qui servent d' organes
pour les exercer ; comme nous ne mettons point les
sensations dans les objets, nous ne les mettons non
plus dans les organes dont les dispositions bien
considérées, comme nous ferons voir en son lieu, se
trouveront de même nature que celles des objets mêmes.
C' est pourquoi nous regardons les sensations comme
choses qui appartiennent à notre ame, mais qui nous
marquent l' impression que les corps environnans font
sur le nôtre et la correspondance qu' il a avec eux.
Selon notre définition, la sensation doit être la
première chose qui s' élève en l' ame et qu' on y
ressente à la présence des objets. Et en effet, la
première chose que j' aperçois en ouvrant les yeux,
c' est la lumière et les couleurs ; si je n' aperçois
rien, je dis que je suis dans les ténèbres.
La première chose que je sensen montrant ma main
au feu et en maniant de la glace, c' est que
j' ai chaud ou que j' ai froid, et ainsi du
reste.
Je puis bien ensuite avoir diverses pensées sur la
lumière, en rechercher la nature, en remarquer les
réflexions et les réfractions, observer même que les
couleurs qui disparoissent aussitôt que la lumière
se retire, semblent n' être autre chose dans les
corps où je les aperçois, que de différentes
modifications de la lumière elle-même, c' est-à-dire
diverses réflexions ou réfractions des rayons du
soleil et des autres corps lumineux. Mais toutes ces
pensées ne me viennent qu' après cette perception
sensible de la lumière, que j' ai appelée sensation ;
et c' est la première qui s' est faite en moi aussitôt
que j' ai eu ouvert les yeux.
De même après avoir senti que j' ai chaud ou que j' ai
froid, je puis observer que les corps d' où me
viennent ces sentimens causeroient diverses
altérations à ma main, si je ne m' en retirois ; que le
chaud la brûleroit et la consumeroit, que le froid
l' engourdiroit et la mortifieroit, et ainsi du reste.
Mais ce n' est pas là ce que j' aperçois d' abord en
m' approchant du feu et de la glace. à ce premier
abord il s' est fait en moi une certaine perception
qui m' a fait dire : j' ai chaud ou j' ai froid, et c' est
ce qu' on appelle sensation.
Quoique la sensation demande, pour être formée, la
présence actuelle de l' objet, elle peut durer quelque
temps après. Le chaud ou le froid dure dans ma main
après que je l' ai éloignée ou du feu ou de la glace
qui me la causoient. Quand une grande lumière ou le
soleil même regardé fixement a fait dans nos yeux une
impression fort violente, il nous paroît encore,
après les avoir fermés, des couleurs d' abord assez
vives, mais qui vont s' affoiblissant peu à peu et
semblent à la fin se perdre dans l' air. La même chose
nous arrive après un grand bruit, et une douce
liqueur laisse après qu' elle est passée un moment de
goût exquis. Mais tout cela n' est qu' une suite de la
première touche de l' objet présent.