LETTRES ET FRAGMENTS DE LETTRES
Le commerce de librairie dans lequel Octave Crémazie
était engagé le fit passer en France en 1856. Il crut faire un
acte de patriotisme en faisant parvenir à Napoléon III un
exemplaire de l'Histoire du Canada par F.-X. Garneau et une
de ses propres poésies, probablement celle qui porte pour
titre le Vieux Soldat canadien, et qui avait été composée à
l'occasion de l'arrivée à Québec de la corvette française la
Capricieuse. L'empereur fit accuser réception de cet envoi
par une lettre des plus flatteuses.
Parmi la correspondance de Crémazie se trouve une lettre
de cette époque adressée à ses frères.
A MM. Jacques et Joseph Crémazie.
Paris, 10 avril 1856.
Mes chers frères,
Après vous avoir écrit jeudi dernier, je me suis
rendu à l'Académie. Une réception académique est bien
certainement une des plus belles choses qui se puissent voir,
ou plutôt entendre. M. de Broglie, le chef du parti orléaniste,
avait à faire l'éloge de M. de Saint-Aulaire, auteur d'une
Histoire de la Fronde. Tout naturellement lui, le soutien de la
monarchie parlementaire, il n'a trouvé de beau dans cet
épisode de l'histoire de France que le parlement et le
conseiller Broussel. M. Nisard, qui répondait au nom de
l'Académie et qui est complètement rallié au gouvernement
de l'Empereur, n'a pas partagé l'opinion du récipiendaire. Il a
trouvé que le parlement ne faisait que de l'embarras, et que
les seuls grands caractères de cette époque sont bien Anne
d'Autriche et Mazarin.
Cette lutte à mots couverts entre le gouvernement absolu,
représenté par Nisard, et le régime parlementaire, défendu
sous le nom de la Fronde par M. de Broglie, était
excessivement intéressante, et cela d'autant plus que le
champion de ce dernier parti essayait de relever son drapeau,
entouré de presque tous ses compagnons des combats
d'autrefois: Thiers, Guizot, Odilon Barrot, Montalembert, qui
étaient assis autour du récipiendaire.
Outre l'intérêt attaché à la réception de M. de Broglie, il y
avait encore un grand attrait pour moi, celui de voir les
quarante immortels. La partie réservée aux spectateurs
contenait autant d'illustrations que les fauteuils académiques.
Cuvillier-Fleury, M. de Pontmartin, le comte de Falloux,
Dumas fils, le maréchal Vaillant, le maréchal Canrobert et
une foule de célébrités de tout genre garnissaient les
banquettes des tribunes réservées aux spectateurs. Toutes les
grandes dames du faubourg Saint-Germain étaient aussi là,
depuis les vieux noms historiques, comme Rohan, Clermont-
Tonnerre; Brézé, Montesquiou, jusqu'à ceux sortis hier des
rangs de la foule, comme les Duchâtel, les Pereire, etc.
Somme toute, c'est bien la plus belle journée de mon séjour à
Paris... Adieu, chers frères.
Je fut en novembre 1862 qu'eut lieu le désastre
commercial qui occasionna l'effondrement de la librairie de
Crémazie et son départ précipité du Canada. C'est alors que
s'ouvre la correspondance qui va suivre et qui ne se termine
qu'à sa mort.
On sait la terrible congestion cérébrale dont Crémazie fut
pris à son arrivée à Paris. On sait aussi avec quelle
bienveillance M. Hector Bossange lui ouvrit les portes de son
château de Citry, au commencement de sa convalescence. Un
plus long séjour à la campagne lui étant nécessaire, il prit le
parti de se rendre à Châteauneuf, sur les bords de la Loire.
A MM. Jacques et Joseph Crémazie.
Châteauneuf, 8 juin 1863.
Mes chers frères,
Je marche beaucoup tous les jours. Tantôt je vais
faire une longue promenade sur les bords de la rivière, tantôt
je vais visiter les villages environnants.
La semaine dernière, je suis allé à Germigny des Prés,
village de huit cents âmes, à une lieue de Châteauneuf. Il y a
là une église bâtie en 806, très curieuse à voir; elle renferme
une mosaïque du style byzantin, qui passe pour la plus
ancienne mosaïque de la France. Ce jour-là, c'était la fête du
pays. Sur la place de l'église, les villageois et les villageoises
dansaient au son du violon, que jouait un ménétrier perché
sur un tonneau. C'était curieux, mais les villageoises ne
ressemblaient pas du tout aux bergères de Florian. Avec leur
teint hâlé et leurs gros sabots, ces paysannes m'ont paru bien
inférieures à nos habitantes.
J'étais avec M. Lubin. Nous sommes entrés chez des
paysans au moment de leur dîner. Sur un escabeau, haut d'à
peu près deux pieds et long de trois, la femme pose une
immense gamelle contenant une soupe au pain de seigle et
aux pommes de terre. (Ce pain est noir comme celui de nos
campagnes.) On mange à la gamelle avec la cuillère. La
soupe enlevée, on place sur la table un gros morceau de lard
bouilli, dont chacun coupe une tranche avec son couteau de
poche. Cette tranche, on la met sur un gros morceau de pain
et on la mange ainsi. Après le lard, on sert une énorme
salade, dans la gamelle, comme la soupe. Voilà le dîner.
Pendant le repas, on passe le pichet, grosse cruche en grès qui
renferme de la piquette. Les assiettes, la nappe, les
fourchettes semblent parfaitement inconnues. Franchement
nos paysans sont beaucoup plus heureux que ceux de France.
En revenant vers neuf heures, nous avons rencontré une
bande de jeunes gens qui s'en allaient gaiement à Saint-
Benoît, en chantant:
As-tu vu la lune, mon gars?
exactement sur le même air que nous.
Les élections ont eu lieu la semaine dernière ici pour le
corps législatif. Châteauneuf, qui est un pays rouge, a donné
une majorité au candidat de l'opposition, ce qui n'a pas
empêché le duc de Tarente, fils du maréchal Macdonald,
candidat du gouvernement, d'être élu à une forte majorité.
Tout s'est passé de la manière la plus tranquille; la plus
grande liberté est accordée aux candidats de l'opposition. On
distribue, comme chez nous, des professions de foi dans
toutes les maisons, et, comme c'est le scrutin secret dans
toute la force du terme, chacun peut librement voter selon ses
convictions.
Aussitôt que ma tête sera bien, je retournerai à Paris pour
m'y placer comme employé dans quelque bureau d'affaires.
La vie ici coûte presque aussi cher qu'à Paris et j'y éprouve
beaucoup plus les douleurs de l'isolement et de l'exil...
A M. Jacques Crémazie.
Paris, 27 juillet 1863.
Mon cher Jacques,
Il règne à Paris une grande fermentation à propos de
la Pologne. La réponse de Gortschakoff aux trois puissances
occidentales est considérée comme un défi, et, dans le
quartier où je demeure, Belleville, quartier essentiellement
ouvrier, on n'entend parler que de la Pologne. La Bourse, ce
baromètre de la politique, baisse tous les jours et on s'attend
à la guerre avec la Russie.
Les révolutionnaires donnent la main aux journaux
religieux pour crier: Vive la Pologne! Quelle sera la dupe
dans cette mise en scène qui me paraît un peu exagérée? Dieu
seul le sait. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que tous les
partis opposés à Napoléon cherchent à faire leurs petites
affaires sous le manteau de la sympathie pour la Pologne. Car
je ne comprends pas trop comment les journaux religieux
font tant de tapage en favorisant la révolution polonaise, dont
les principaux chefs étaient les compagnons de Garibaldi
dans le vol du royaume de Naples. L'avenir nous dira ce qui
doit sortir de cette croisade polonaise
Au même.
Paris, 11 avril 1864.