AVERTISSEMENT 1
Au lecteur.
Je n' invite point à cette lecture ceux qui ne cherchent
dans la poésie que la pompe des vers : ce n' est ici qu' une
traduction fidèle, où j' ai tâché de conserver le caractère
et la simplicité de l' auteur. Ce n' est pas que je ne sache
bien que l' utile a besoin de l' agréable pour s' insinuer
dans l' amitié des hommes ; mais j' ai cru qu' il ne falloit
pas l' étouffer sous les enrichissements, ni lui donner
des lumières qui éblouissent au lieu d' éclairer. Il est
juste de lui prêter quelques grâces, mais de celles qui lui
laissent toute sa force, qui l' embellissent sans le déguiser
et l' accompagnent sans le dérober à la vue : autrement
ce n' est plus qu' un effort ambitieux, qui fait plus admirer
le poëte qu' il ne touche le lecteur. J' espère qu' on trou-
vera celui-ci dans une raisonnable médiocrité, et telle
que demande une morale chrétienne qui a pour but d' in-
struire, et ne se met pas en peine de chatouiller les sens.
Il est hors de doute que les curieux n' y trouveront point
de charme, mais peut-être qu' en récompense les bonnes
intentions n' y trouveront point de dégoût ; que ceux qui
aimeront les choses qui y sont dites supporteront la façon
dont elles y sont dites, et que ce qui pénétrera le coeur
ne blessera point les oreilles. Le peu de disposition que
les matières y ont à la poésie, le peu de liaison, non-
seulement d' un chapitre avec l' autre, mais d' une période
même avec celle qui la suit, et les répétitions assidues
qui se trouvent dans l' original sont des obstacles assez
malaisés à surmonter, et qui par conséquent méritent
bien que vous me fassiez quelque grâce. Surtout les re-
dites y sont fréquentes que quand notre langue seroit
dix fois plus abondante qu' elle n' est, je l' aurois épuisée
fort aisément ; et j' avoue que je n' ai pu trouver le secret
de diversifier mes expressions toutes les fois que j' ai eu
la même chose à exprimer. Il s' y rencontre même des
mots si farouches pour nos vers, que j' ai été contraint
d' avoir souvent recours à d' autres qui n' y répondent
qu' imparfaitement, et ne disent pas tout ce que mon
auteur veut dire. J' espérois trouver quelque soulage-
ment dans le quatrième livre, par le changement des
matières ; mais je les y ai rencontrées encore plus éloi-
gnées des ornements de la poésie, et les redites encore
plus fréquentes : il ne s' y parle que de communier et dire
la messe. Ce sont des termes qui n' ont pas un assez
beau son dans nos vers pour soutenir la dignité de ce
qu' ils signifient : la sainteté de notre religion les a con-
sacrés, mais en quelque vénération qu' elle les ait mis, ils
sont devenus populaires à force d' être dans la bouche de
tout le monde. Cependant j' ai été obligé de m' en servir
souvent, et de quelques autres de même classe. Si j' ose
en dire ma pensée, je prévois que ceux qui ne liront que
ma traduction feront moins d' état de ce dernier livre que
des trois autres ; mais aussi je me tiens assuré que ceux
qui prendront la peine de la conférer avec le texte latin
connoîtront combien ce dernier effort m' a coûté, et ne
l' estimeront pas moins que le reste. Je n' examine point
si c' est à Jean Gersen, ou à Thomas a Kempis, que
l' église est redevable d' un livre si précieux. Cette ques-
tion a été agitée de part et d' autre avec beaucoup d' esprit
et de doctrine, et si je ne me trompe, avec un peu de
chaleur. Ceux qui voudront en être particulièrement
éclairés pourront consulter ce qu' on a publié de part
et d' autre sur ce sujet. Messieurs des requêtes du parle-
ment de Paris ont prononcé en faveur de Thomas a
Kempis ; et nous pouvons nous en tenir à leur jugement,
jusqu' à ce que l' autre parti en ait fait donner un con-
traire. Par la lecture, il est constant que l' auteur étoit
prêtre ; j' y trouve quelque apparence qu' il étoit moine ;
mais j' y trouve aussi quelque répugnance à le croire ita-
lien. Les mots grossiers dont il se sert assez souvent sen-
tent bien autant le latin de nos vieilles pancartes que la
corruption de celui de delà les monts ; et non-seulement
sa diction, mais sa phrase en quelques endroits est si
purement françoise, qu' il semble avoir pris plaisir à
suivre mot à mot notre commune façon de parler. C' est
sans doute sur quoi se sont fondés ceux qui du com-
mencement que ce livre a paru, incertains qu' ils étoient
de l' auteur, l' ont attribué à Saint Bernard et puis à Jea
Gerson, qui étoient tous deux françois ; et je voudrois
qu' il se rencontrât assez d' autres conjectures pour former
un troisième parti en faveur de ce dernier, et le remettre
en possession d' une gloire dont il a joui assez longtemps.
L' amour du pays m' y feroit volontiers donner les mains ;
mais il faudroit un plus habile homme, et plus savant que
je ne suis, pour répondre aux objections que lui font les
deux autres, qui s' accordent mieux à l' exclure qu' à rem-
plir sa place. Quoi qu' il en soit, s' il y a quelque con-
testation pour le nom de l' auteur, il est hors de dispute
que c' étoit un homme bien éclairé du Saint-Esprit, et que
son ouvrage est une bonne école pour ceux qui veulent
s' avancer dans la dévotion. Après en avoir donné beau-
coup de préceptes admirables dans les deux premiers
livres, voulant monter encore plus haut dans les deux
autres, et nous enseigner la pratique de la spiritualité la
plus épurée, il semble se défier de lui-même ; et de peur
que son autorité n' eût pas assez de poids pour nous
mettre dans des sentiments si détachés de la nature, ni
assez de force pour nous élever à ce haut degré de la
perfection, il quitte la chaire à Jésus-Christ, et l' intro
lui-même instruisant l' homme et le conduisant de sa
main propre dans le chemin de la véritable vie. Ainsi ces
deux derniers livres sont un dialogue continuel entre ce
rédempteur de nos âmes et le vrai chrétien, qui souvent
s' entre-répondent dans un même chapitre, bien que ce
grand homme n' y marque aucune distinction. La fidé-
lité avec laquelle je le suis pas à pas m' a persuadé que je
n' y en devois pas mettre, puisqu' il n' y en avoit pas mis ;
mais j' ai pris la liberté de changer la mesure de mes vers
toutes les fois qu' il change de personnages, tant pour
aider le lecteur à remarquer ce changement, que parce
que je n' ai pas cru à propos que l' homme parlât le même
langage que Dieu. Au reste, si je ne rends point ici rai-
son du changement que j' y ai fait en l' orthographe ordi-
naire, c' est parce que je l' ai rendue au commencement
du recueil de mes pièces de théâtre, où le lecteur pourra
recourir.