Lettres à Aurélia
I
Je vous avais obéi, Madame; j'avais attendu pour vous voir le jour où tout le
monde en a le droit; pour vous parler le jour où beaucoup d'autres en ont le
privilège; puis j'ai changé de pensée, je n'ai pu me résoudre à vous adresser en
vain quelques banales paroles. Il faut donc vous écrire encore, et pourtant
j'avais résolu de ne plus le faire. Les lettres ne sont bonnes que pour les
amants froids ou pour les amants heureux. On admet le trouble et l'incohérence
dans la conversation, mais les phrases écrites deviennent des témoins éternels.
Que je voudrais pouvoir anéantir tout ce que je vous ai écrit! Votre
indifférence m'aura peut-être rendu ce service: je la remercierais de cela du
moins.
Le beau roman que je ferais pour vous, si ma pensée était plus calme! mais trop
de choses s'offrent à moi ensemble, au moment où je vous écris. Vous avez eu
raison de me faire sentir que mon amour si long et si éprouvé me rendait injuste
et exigeant envers vous, qui le connaissez à peine; mais comment, en jugeant si
bien, avez-vous si peu d'indulgence? Oui, il y a dans ma tête un orage de
pensées dont je suis ébloui et fatigué sans cesse, il y a des années de rêves,
de projets, d'angoisses qui voudraient se presser dans une phrase, dans un mot,
puis on doute. Ah! j'oublierai tout cela, car vous m'avez cruellement puni
d'avoir voulu m'en prévaloir. Pourquoi vous ai-je dit une fois ce que j'avais
souffert pour vous? Pourquoi me suis-je vanté d'un passé qui n'est plus, et
auquel vous ne devez rien? Une femme aime à donner plus qu'elle ne reçoit, et ce
n'est pas de son côté que doit être la reconnaissance. . Et qu'ai-je fait, mon
Dieu! Un sourire, un serrement de main, une douce parole valent cent fois toutes
mes peines, et vous m'avez accordé tout cela.