PARTIE I LETTRE II
du chevalier, à Madame De Senanges.
ah ! Vous avez beau dire : vous avez beau
condamner à l' amitié les hommes qui vous
connoissent ; tous ne vous obéiront pas. Lorsqu' on
réunit aux attraits qui enivrent, les qualités qui
attachent, il faut s' attendre à un sentiment plus
vif, sur-tout ne s' en pas défier : c' est votre
terme favori, et il ne vous échappe pas une
expression que mon coeur ne retienne. Que vos
préjugés sont cruels ! Qu' ils sont peu fondés ! Sachez
vous juger mieux ; ils seront bientôt évanouis.
Eh quoi ! Madame, si quelqu' un vous aimoit
comme vous méritez de l' être, quoi, jamais
l' excès, ni la vérité de sa passion ne pourroit
vous inspirer de la confiance ? Vous feriez à
l' amant le plus tendre l' injure de ne lui croire
que de l' adresse ; et il faudroit, avant d' arriver
à votre ame, qu' il dissipât tous les ombrages de
votre imagination ? N' importe... je m' expose
à tout, même à votre colere : c' est sur moi que
doivent tomber vos soupçons. Oui, mon sort
aujourd' hui dépend de vous ; et quelqu' affreux
qu' il puisse être, je suis trop heureux qu' il en
dépende. Si cet aveu vous déplaît, il faut m' en
punir. Parlez-moi avec la naïveté de votre
caractere ; désespérez-moi sans pitié. Il me restera
toujours une consolation, celle d' idolâtrer
un objet charmant, de nourrir en silence un
sentiment que rien ne peut changer, et d' avoir
à vous sacrifier tout le bonheur de ma vie.
Du moment que je vous ai vue, madame,
j' ai senti le desir de vous connoître ; je ne vous
ai pas plutôt connue, que toutes les autres
femmes ont disparu pour moi. Si vous condamnez
mon amour, vous ne pourrez attaquer les
motifs qui l' ont fait naître. Je ne vous parlerai
point de vos agrémens personnels... eh ! Qui
en réunit plus que vous ? ... c' est votre ame
qui m' a décidé, et je m' estimerois bien peu, si
je savois résister à un charme de cette nature.
Un autre, madame, vous demanderoit pardon
d' un pareil aveu ; moi, je m' excuse de
l' avoir différé. Tout attachement vrai a des
droits, sinon au retour, du moins à l' indulgence
de celle qu' on aime ; et il n' y a que de
petites ames qui rougissent d' avouer ce qu' il est
glorieux de sentir. Encore une fois, ne craignez
point de m' affliger : je m' attends à tout...
mais, de grace, ne m' affligez que le moins
qu' il sera possible... je n' ai pas, je crois,
besoin de signer pour être reconnu.