Chapitre IX. Réponses à quelques objections.
Après avoir, le plus succinctement qu'il m'a été possible, ouvert le chemin à
ceux qui désirent l'amplification de notre langue, il me semble bon et
nécessaire de répondre à ceux qui l'estiment barbare et irrégulière, incapable
de cette élégance et copie, qui est en la grecque et romaine; d'autant (disent-
ils) qu'elle n'a ses déclinaisons, ses pieds et ses nombres, comme ces deux
autres langues. Je ne veux alléguer en cet endroit (bien que je le pusse faire
sans honte) la simplicité de nos majeurs, qui se sont contentés d'exprimer leurs
conceptions avec paroles nues, sans art et ornement; non imitant la curieuse
diligence des Grecs, auxquels la Muse avait donné la bouche ronde (comme dit
quelqu'un), c'est-à-dire parfaite en toute élégance et vénusté de paroles; comme
depuis aux Romains imitateurs des Grecs. Mais je dirai bien que notre langue
n'est tant irrégulière qu'on voudrait bien dire; vu qu'elle se décline, sinon
par les noms, pronoms et participes, pour le moins par les verbes, en tous leurs
temps, modes et personnes. Et si elle n'est si curieusement réglée, ou plutôt
liée et gênée en ses autres parties, aussi n'a-t-elle point tant d'hétéroclites
et anormaux monstres étranges que la grecque et latine. Quant aux pieds et aux
nombres, je dirai au second livre en quoi nous les récompensons. Et certes
(comme dit un grand auteur de rhétorique, parlant de la félicité qu'ont les
Grecs en la composition de leurs mots) je ne pense que telles choses se fassent
par la nature desdites langues, mais nous favorisons toujours les étrangers. Qui
eût gardé nos ancêtres de varier toutes les parties déclinables, d'allonger une
syllabe et accourcir l'autre, et en faire des pieds ou des mains? et qui gardera
nos successeurs d'observer telles choses, si quelques savants et non moins
ingénieux de cet âge entreprennent de les réduire en art, comme Cicéron
promettait de faire au droit civil; chose qui à quelques-uns a semblé
impossible, aux autres non. Il ne faut point ici alléguer l'excellence de
l'antiquité, et comme Homère se plaignait que de son temps les corps étaient
trop petits, dire que les esprits modernes ne sont à comparer aux anciens.
L'architecture, l'art du navigage et autres inventions antiques certainement
sont admirables, non, toutefois, si on regarde à la nécessité mère des arts, du
tout si grandes qu'on doive estimer les cieux et la nature y avoir dépendu toute
leur vertu, vigueur et industrie. Je ne produirai, pour témoins de ce que je
dis, l'Imprimerie, soeur des Muses et dixième d'elles, et cette non moins
admirable que pernicieuse foudre d'artillerie, avec tant d'autres non antiques
inventions qui montrent véritablement que, par le long cours des siècles, les
esprits des hommes ne sont point si abâtardis qu'on voudrait bien dire; je dis
seulement qu'il n'est pas impossible que notre langue puisse recevoir
quelquefois cet ornement et artifice, aussi curieux qu'il est aux Grecs et
Romains. Quant au son, et je ne sais quelle naturelle douceur (comme ils disent)
qui est en leurs langues, je ne vois point que nous l'ayons moindre, au jugement
des plus délicates oreilles. Il est bien vrai que nous usons du prescript de
nature, qui pour parler nous a seulement donné la langue. Nous ne vomissons pas
nos paroles de l'estomac, comme les ivrognes ; nous ne les étranglons de la
gorge, comme les grenouilles ; nous ne les découpons pas dedans le palais, comme
les oiseaux ; nous ne les sifflons pas des lèvres, comme les serpents. Si en
telles manières de parler gît la douceur des langues, je confesse que la nôtre
est rude et malsonnante. Mais aussi nous avons cet avantage de ne tordre point
la bouche en cent mille sortes, comme les singes, voire comme beaucoup mal se
souvenant de Minerve, qui jouant quelquefois de la flûte et voyant en un miroir
la déformité de ses lèvres, la jeta bien loin, malheureuse rencontre au
présomptueux Marsye, qui depuis en fut écorché. Quoi donc, dira quelqu'un, veux-
tu à l'exemple de ce Marsye, qui osa comparer sa flûte rustique à la douce lyre
d'Apollon, égaler ta langue à la grecque et latine? Je confesse que les auteurs
d'icelles nous ont surmontés en savoir et faconde; lesquelles choses leur a été
bien facile de vaincre ceux qui ne répugnaient point. Mais que par longue et
diligente imitation de ceux qui ont occupé les premiers, ce que nature n'a
pourtant dénié aux autres, nous ne puissions leur succéder aussi bien en cela,
que nous avons déjà fait en la plus grande part de leurs arts mécaniques, et
quelquefois en leur monarchie, je ne le dirai pas car telle injure ne
s'étendrait seulement contre les esprits des hommes, mais contre Dieu, qui a
donné pour loi inviolable à toute chose créée, de ne durer perpétuellement, mais
passer sans fin d'un état en l'autre; étant la fin et corruption de l'un, le
commencement et génération de l'autre. Quelque opiniâtre répliquera encore; Ta
langue tarde trop à recevoir cette perfection. Et je dis que ce retardement ne
prouve point qu'elle ne puisse la recevoir; ainsi je dis qu'elle se pourra tenir
certaine de la garder longuement, l'ayant acquise avec si longue peine, suivant
la loi de nature qui a voulu que tout arbre qui naît, fleurit et fructifie
bientôt, bientôt aussi envieillisse et meure ; et au contraire celui durer par
longues années qui a longuement travaillé à jeter ses racines.