Jeanne CHAPELLE
Les ombres de la Nuit
30 septembre 1906
Je me plais dans la Nuit à suivre de la foule
Les ombres qu'on rencontre et passent près de soi
Etrange carnaval cortège qui s'écoule
Semant sur son passage et le rire et l'émoi
Je vais et qu'aperçois-je au détour de la rue
Une femme encor jeune une fleur de trottoir
Qui fredonne au passant la chanson bien connue
De l'amour qu'on achète aux marchandes du soir
Plus loin c'est le frou-frou d'une grande cocotte
Qui trouble le silence et me fait retourner
Elle est reine du jour mais sa face pâlote
Garde des souvenirs qu'elle veut oublier
Je m'arrête un instant que vois-je sur la place
Où toujours le spectacle est plus intéressant
Un homme fortuné un type de rapace
Qui sent le parvenu sur des ailes d'argent
Il éblouit les yeux, il surprend, il étonne
On admire ses doigts chargés de diamants
Méfiez-vous dit-on de ce frisson qu'il donne
Mais combien ont compris de tous les imprudents
Dans le cortège encor d'autres ombres défilent
Quel est ce miséreux aux habits décousus
C'est le gueux redouté et que les agents filent
Parce qu'il est nu-tête et qu'il s'en va pieds nus
Près de moi deux amants à la marche rapide
Passent comme des fous et d'un rire joyeux
Heurtent brutalement à ma douleur stupide
Jalouse du Passé où je riais comme eux
Quel est donc ce fantôme au regard triste et sombre
C'est un vieillard courbé sous la charge des ans
Il chancelle en frôlant le pavé, de son ombre
Sur sa tête bien lourds pèsent des cheveux blancs
Mais pourquoi dans la nuit suivre ainsi de la foule
L'ombre que je rencontre et passe près de moi
Peut-être dans ce flot qui lentement s'écoule
Passerai-je à mon tour sous le rire et l'émoi.
Honoré HARMAND