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 Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI

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MessageSujet: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:42

Chapitre VI


Jusqu'ici je n'ai essayé de peindre, de mon canton, que la
physionomie qu'il présentait en été; il avait cependant son
cachet d'hiver aussi et un cachet qui n'était pas banal.
La haute falaise qui dominait l'ensemble et se dressait à
l'arrière-plan comme un décor de fond, était presque partout
boisée du haut en bas, mais elle présentait par-ci par-là
certaines coulées à nu dont le voisinage devenait quelquefois
dangereux dans la saison des neiges; c'était justement je
l'ai donné à entendre, je crois pour obvier à ce danger que,
dans la partie que nous habitions, on avait cru devoir faire
chemin d'hiver et chemin d'été. Au sommet de ces coulées,
le tourbillon neigeux, poussé par le revolin des rafales,
amoncelait d'immenses volutes menaçantes; et quand le
poids de celles-ci devenait trop lourd, la masse en surplomb
se détachait soudain, et l'avalanche roulait jusqu'au bas avec
un bruit de tonnerre, et parfois avec des effets désastreux.
Cela s'appelait un déboulis, et rien n'était plus redouté.
Une fois c'était un dimanche matin les passants qui
allaient à la messe trouvèrent six personnes de la même
famille ensevelies sous la neige et les décombres de leur
maison. Une autre fois, ce fut un enfant de deux ans qu'on
trouva sans vie, sous une épaisseur de quinze pieds de neige.
On racontait à ce sujet toute une légende fantastique, dont on
trouvera les détails dans mon volume Masques et Fantômes.
Il y avait une de ces coulées à quelque cinq cents pas de
chez mon père. Trouvant le terrain moins cher à cet endroit,
un nommé Narcisse Bégin était venu s'y construire une
maison, en se moquant des avertissements qui ne lui furent
pas ménagés. Le premier hiver qu'il y passa avec sa femme
et ses deux enfants lui coûta cher. Une nuit, par une de ces
rudes tourmentes neigeuses si communes dans la région de
Québec, nous fûmes éveillés en sursaut par un fracas
épouvantable.
- Mon Dieu! s'écria mon père, ayez pitié des pauvres
gens!


Dernière édition par Plume Incarnadine le Mer 12 Juin - 8:48, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:42

Et, pendant que le reste de la maisonnée se mettait en
prière, mon père et Johnny partaient armés de pelles pour
secourir le pauvre voisin. La maison n'était pas démolie;
mais elle avait reculé de dix pieds; les fenêtres étaient
enfoncées, et la malheureuse famille se débattait sous les
monceaux de neige qui avaient envahi tout l'intérieur,
renversé le poêle, et bousculé pêle-mêle meubles, lits,
couchettes et berceaux. Tout le monde était sain et sauf,
heureusement, et passa le reste de la nuit chez nous. La
maison fut reconstruite, mais je n'ai pas besoin de dire que ce
fut dans une autre situation.
L'hiver nous amenait une industrie spéciale dans notre
canton: celle des canotiers passeurs faisant la traversée du
fleuve entre Québec et Lévis à travers les glaces flottantes.
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:42

Dans un de mes Contes de Noël, j'ai longuement décrit ce
mode de navigation dans lequel nos canotiers de Lévis
faisaient preuve d'un grand courage et d'une grande habileté,
car le métier avait ses difficultés, et même ses périls. Les
hommes de notre canton faisaient en cela concurrence à ceux
du Passage, c'est-à-dire à ceux dont les quartiers se
trouvaient en droite ligne vis-à-vis de Québec. Ils se
divisaient en outre en deux familles ou en deux camps si
vous aimez mieux qui se faisaient une opposition encore
plus acharnée l'une à l'autre. C'étaient les Lemieux et les
Saint-Laurent. Les Capulets et les Montaigus du canot. Et le
plus curieux, c'est que toute la population prenait part à cette
rivalité. Tous étaient des Saint-Laurent ou des Lemieux les
femmes comme les hommes même les individus qui ne
traversaient pas le fleuve de l'hiver.
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:42

Pas besoin de dire si, partageant les sympathies de leurs
parents, les enfants avaient aussi leur parti de part et d'autre.
D'autant plus que, chez eux, l'intervention n'était pas
simplement platonique: elle amenait de l'eau au moulin
c'est-à-dire que tous recrutaient des passagers, qui pour les
Saint-Laurent, qui pour les Lemieux. Voici comment nous
procédions car moi aussi j'étais dans les rangs, quand j'eus
atteint mes huit ou neuf ans, bien entendu. Pour aller vendre
leurs denrées sur le marché de Québec, les cultivateurs du
comté de Lotbinière devaient nécessairement passer par nos
endroits. Il s'agissait de les saisir au passage et de les
convaincre. Nous avions chacun des arguments qui nous
semblaient irrésistibles, mais qui n'avaient pas l'air de faire
un bien grand effet sur les esprits. En général, c'étaient plutôt
les manières insinuantes et les bonnes grâces de l'avocat qui
l'emportaient tantôt pour les Lemieux tantôt pour les Saint-
Laurent. Le marché conclu, nous montions en voiture à côté
du client, et nous l'emmenions au bercail, avec autant et plus
de satisfaction qu'un général qui vient de gagner sa première
bataille. Nous allions ainsi quelquefois à deux ou trois milles
au-devant des traîneaux chargés de porcs, de volailles, de
pommes de terre ou de sucre d'érable; mais les pas ne nous
coûtaient point quand il s'agissait de faire triompher la bonne
cause.
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:42

Combien de grands enfants de nos jours gaspillent encore
plus de zèle et d'énergie en faveur de causes guère plus
importantes! Enfants grands et petits, chacun sa lubie, chacun
son hochet, chacun sa marotte. Ne rions pas trop les uns des
autres !
À propos d'hivers, certaines gens s'imaginent que ceux-ci
n'étaient pas plus rigoureux alors qu'ils ne le sont
aujourd'hui. Je ne partage point leur opinion: les hivers d'il y
a soixante ans étaient plus beaux parce qu'ils étaient plus
secs; mais ils étaient certainement beaucoup plus froids. Une
année c'était, je crois, en 1847 nous eûmes une grosse
pluie, de Noël au jour de l'An. Or le fait était tellement
insolite, que j'ai entendu des vieux dire que cela s'était déjà
vu, que leurs grands-pères avaient eux aussi vu de la pluie en
hiver. Qu'on songe maintenant que la pluie en hiver n'a rien
de plus étonnant que le tonnerre en été! Et les glaces du
fleuve, donc! et les débâcles qu'amenait le printemps?
Souvent le flux et le reflux roulaient des banquises à pleins
bords, d'une rive à l'autre. Cela me rappelle une chose
tragique.
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:42

Un soir, à la brune, une rumeur avait couru: on avait,
disait-on, aperçu un homme seul sur la glace flottante,
emporté par la marée. Le froid était très vif, la nuit noire, le
courant impétueux, et les glaces se heurtaient, se refoulaient,
se culbutaient au large avec un bruit sinistre. Vers dix heures,
un homme entra chez nous:
- On l'entend, dit-il; écoutez!... Nous sortîmes, et en effet,
parmi la grande rumeur du fleuve et les lamentations du vent
dans la falaise, nous entendîmes des cris de détresse à nous
figer le sang dans les veines. J'ai encore dans l'oreille cet
appel désespéré qui allait en s'affaiblissant dans le lointain, à
mesure que le courant entraînait le malheureux. Nous nous
jetâmes à genoux en rentrant, et nous dîmes le chapelet pour
celui qui allait mourir. C'était un homme de Saint-Gilles, un
Irlandais pris de boisson, qui, arrivé sur le bord du fleuve à
New-Liverpool, et trouvant la glace étale, avait cru prendre le
chemin le plus court pour se rendre à Québec. Le grisant
l'avait entraîné, et quand nous l'entendîmes, le flot le
ramenait vers son point de départ. Jamais nous ne sûmes ce
que l'infortuné était devenu.
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:43

Ce tour de force de traverser le fleuve sur les glaces
flottantes fut accompli avec succès, en 1870, je crois, par un
nommé Gabriel Lemieux, de Saint-Romuald. Il avait donné
sa parole qu'il se présenterait au Palais de Justice, tel jour, à
dix heures du matin. Aller prendre le bateau à Lévis, c'était
arriver en retard. La glace roulait à pleins bords du côté de
Québec. Point d'hésitation, il saute sur un glaçon, et dévale
en plein courant. Un sur mille n'y aurait pas échappé. Lui fut
recueilli en face de Québec par une embarcation qui vint à
son secours. Il avait vu la mort de près, mais il avait rempli sa
promesse.
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:43

Mais si le fleuve déchaîné était terrible, il devenait bien
paisible et bien beau, lorsque sa carapace de glace le tenait
prisonnier lorsque le «pont était pris », suivant l'expression
locale; surtout lorsque les banquises, solidifiées du côté de
Saint-Nicolas, laissaient la surface polie du grand fleuve se
geler en une immense lame de glace vive.
Alors c'était plaisir à voir les escouades de patineurs, les
bateaux à patins, les chevaux trotteurs et les brillants
équipages rayer en tout sens la vaste nappe miroitante, au son
des grelots retentissants. Ils étaient énormes les grelots de
l'époque. Ils pendaient, rangés, par ordre de grosseur, à une
large courroie bouclée autour du cou du cheval. J'en ai vu qui
avaient certainement plus de trois pouces de diamètre, petits
et gros s'harmonisaient ensemble, et sonnaient comme un
carillon de cathédrale. Que voulez-vous, c'était la mode.
Et il y en avait bien d'autres modes d'hiver encore plus
excentriques que celle-là, à cette époque de mon enfance. Les
immenses manchons en peau d'ours de nos grand'mères
avaient fait leur temps; les boas gros comme ma jambe, et qui
traînaient par terre leur avaient succédé. On était loin des
chapeaux coquets d'aujourd'hui. Nous ne connaissions
encore que la thérèse, la plus disgracieuse enveloppe dont la
mode ait jamais fait usage pour défigurer cette créature du
bon Dieu qu'on appelle la femme. Mais c'était la coiffure
orthodoxe; quand la gent féminine s'avisa de porter des
bonnets de fourrure des casques pour me servir de
l'expression consacrée cela fut défendu du haut de la
chaire, au moins à Lévis, sous peine du refus des sacrements.
Ma mère, qui s'en était procuré un, le fit transformer en deux
autres plus petits pour mon frère et pour moi.
Les hommes, eux, portaient des queues de vison, de
martre ou de renard au haut de leurs couvre-chefs. Vous
voyez d'ici cette queue de bête se dodelinant de côté et
d'autre à chaque mouvement de celui qui la portait. Que les
modes sont donc parfois stupides!
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:43

On rapporte qu'un curé d'esprit, qui aimait les choses à
leur place, disait un jour à ce propos:
- Mes frères, croyez-moi, si le bon Dieu avait voulu vous
faire porter des queues, ce n'est pas sur la tête qu'il vous les
aurait mises.
Mais s'il y avait des modes ridicules, elles étaient
rachetées par certaines coutumes traditionnelles qui avaient
un côté social bien charmant. Ainsi, quand il se tuait un porc
dans notre voisinage ce qui arrivait principalement dans le
temps des fêtes quand on « faisait boucherie » pour parler
le langage du lieu, on envoyait invariablement, aux amis
particuliers et aux plus près voisins, un plat de saucisses,
quelques boudins, une flèche de lard, une échinée un soc
comme on disait alors ou toute autre pièce de choix,
toujours bien reçue, à charge de revanche.
Chacun son goût, mais moi je trouve ces vieilles moeurs-
là délicieuses. Et puis il y avait les fricots. Le fricot était un
repas prié que les gens à l'aise offraient à leurs amis,
gogailles somptueuses, véritables régalades de sardanapales,
où les tables croulaient sous l'abondance des mets, et dont les
rogatons pouvaient nourrir dix familles pour le reste de
l'hiver. Car ils festoyaient ferme, nos compatriotes d'il y a
soixante ans. Et entre deux trinquées, on chantait les vieilles
chansons de France. C'est dans un de ces fricots que j'ai
entendu chanter pour la première fois: Charmante Gabrielle
- La mer m 'attend Un vieux marin Te souviens-tu? disait
un capitaine et enfin ce résumé populaire de la légende
napoléonienne:
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MessageSujet: Re: Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI    Louis-Honoré Fréchette (1839-1908) Mémoires intimes Chapitre VI  Icon_minitimeMer 12 Juin - 8:43

Avant de quitter le rivage
Où dort pour jamais le héros
Bertrand, près du rocher sauvage,
A sa tombe adresse ces mots:
- C'est donc là que le roi du monde
A vu ses beaux jours se flétrir!
Sur un roc au milieu de l'onde
Le destin le force à périr.
Ah! donnons-lui, compagnons de sa gloire,
Seulement une larme,
Un regret par victoire,
Et plus que lui jamais Français
N'aura coûté de pleurs et de regrets!
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