II
« Heureux le barde, heureux celui qui sur la rive
Où le destin avait mis son berceau,
Peut au soir de ses jours où tranquille il arrive,
Dire aussi, là je trouve mon tombeau.
« Heureux celui qui voit à son heure dernière
Autour de lui ses vieux amis priant;
Leur présence adoucit la mort sur sa paupière
En lui voilant l'abîme du néant.
« Heureux il va dormir au milieu de ses pères
Près de l'église à l'ombre d'un côteau;
Ses enfants à genoux diront quelques prières
Avec ferveur le soir sur son tombeau.
« Heureux - mais nous, hélas! sans foyer, sans patrie,
Qui donc viendra pour nous fermer les yeux?
Jouets de la tempête, exilés qu'on oublie,
Peut-être on nous renîra pour aïeux.
« Mais j'insulte nos fils. Ah! le nom de leurs pères
Sera sacré pour eux et leurs enfants.
Car ils ont tout donné pour que des jours prospères
Dans l'avenir embellissent leurs ans.
« Ils ont osé naguère et sans chefs et sans armes
Jeter le gant au géant des combats:
Le colosse ébranlé, le coeur saisi d'alarmes
À Saint-Denis un jour lâcha le pas.
« Mais le nombre bientôt écrasa la vaillance;
Avec Chénier tombèrent nos héros.
Heureux, aux bords chéris, témoins de leur naissance,
Ils vont en paix dormir dans leurs tombeaux.
« Mais nous, pauvres bannis, c'est l'exil, le servage.
Tel le lion des déserts africains,
Par le maure vaincu, traîne son esclavage,
Chargé de fers, dans les pays lointains.
« Arrachés pour jamais du sol qui nous vit naître,
Comme ces bois dont l'ombrage nuisait,
On nous transporte au loin où l'on croyait peut-être
Que chaque jour l'un de nous périrait.
« Hélas! oui, l'air natal manque à notre poitrine.
Ici, la sève est lente pour nos corps.
Où sont nos monts, nos pins, nos caps dont l'aubépine,
Comme une frange, aime à couvrir les bords?
« Où sont les verts penchants de nos riches vallées,
Où l'oeil se plaît à suivre les cordons
Que forment sur les bords des ondes argentées
Les toits nombreux de nos blanches maisons?
« Où sont et nos hivers et leurs grandes tempêtes,
Géants du nord que je regrette ici;
Et ces frimas épais et ces joyeuses fêtes
Où les plaisirs éloignaient le souci?
« Ici, même saison, même ciel monotone;
Le temps à peine y change quelquefois.
Au milieu d'un air chaud un vent poudreux bourdonne,
Ah! rendez-nous nos neiges et nos bois,
« Avec leur grand silence où sont ces nuits si belles
Dont l'astre au loin embrase les frimas;
Tandis que mille feux, brillantes étincelles,
Lui font cortége en marchant sur ses pas.
« O ma chère patrie! ô qu'es-tu devenue?
Nous ne verrons donc plus ton beau ciel bleu,
Et ton fleuve si pur où se mire la nue
Et le soleil de son trône de feu?
« Jamais! l'homme puissant l'a dit dans sa colère,
O précurseurs vers lui trop tôt venus;
Vous boirez des bannis longtemps la coupe amère
Et périrez sous des cieux inconnus.
«Non jamais! » - À ces mots on voit trembler sa lyre.
Sous les doigts du vieux barde un son plaintif expire,
Le chantre pleurait.
Quoi! sous ses cheveux blancs a-t-il des pleurs encore
Lui qui passa peut-être une si rude aurore;
Pour tant souffrir le génie est donc fait?
Mais la nuit sur les flots jetait ses voiles sombres.
Les bannis sont entrés, comme de pâles ombres,
Dans leurs noirs cachots.
Nuls cris joyeux d'enfants, nuls sourires de femmes,
Comme autrefois chez eux n'ont rafraîchi leurs âmes;
C'est le silence des tombeaux.