Mon coeur
Ah! mon coeur est un gouffe insondable et béant
Où le Désir écume et bout comme une braise,
Et, pauvres oiseaux fous qu'attirait le néant,
Tous mes amours sont là tombés dans la fournaise.
Amours naïfs des jours de mes robes d'enfant,
Amours sacrés, rayons de ma jeunesse austère,
Amours cruels, qui brisiez l'âme en triomphant,
Amours maudits, courbés de honte, et qu'il faut taire.
Les amours nés au choc d'un regard fugitif,
Au charme d'un sourire, au tulle d'un corsage;
Ceux qu'a lancés de loin au coeur inattentif
L'arc rose d'une lèvre où l'aveu se présage.
Les amours patients et sûrs, calmes et doux,
Faisant à l'âme comme un nid sur une cime,
Et les amours trahis qu'on traîne à deux genoux:
Tous mes amours sont là dans mon coeur, cet abîme.
Aucune n'a déserté l'abri vertigineux,
Nul n'a péri, ployant au souffle qui l'embrase;
Tous sont vivants encore et, plaintif ou joyeux,
Leur choeur chante toujours les larmes ou l'extase.
Tous mes amis d'hier et des passés lointains,
Ceux qu'abrite mon toit, les autres dont l'absence
A fait l'ombre plus vague et les traits incertains,
Ceux que m'a pris la mort même, ou l'indifférence;
Mon coeur les gardes tous, trésor pieux et cher,
Sources de son ivresse et de ses agonies,
Et les frissons anciens de l'âme ou de la chair,
Il les revit dans leurs caresses rajeunies.
Qu'importe qu'il s'élance à de nouveaux désirs
En une soif d'aimer tyrannique et suprême?
Il reste empreint du sceau des premiers souvenirs,
Et tout ce qu'il chérit un jour, toujours il l'aime.
Il est inassouvi parce qu'il est profond,
Il veut tout consumer parce qu'il est intense,
Mais ce qui dans sa flamme invisible se fond
Dure plus beau, paré d'une éternelle essence.
Laissez donc nos destins intimes se lier,
Soeur nouvelle, chère âme, hier encore inconnue.
Mon coeur vous attendait; l'âbime hospitalier
Se fait riant et doux pour votre bienvenue.
Prenez place, ma reine, au cercle radieux;
Des amantes d'antan ne soyez point jalouse:
Comme si l'univers ne portait que nous deux
Vous m'aurez tout entier, ô ma millième épouse!
Que votre âme se ferme aux doutes obsesseurs;
Qu'elle tende plutôt des lèvres fraternelles
À celles qu'un destin mystique fit vos soeurs;
Je vous aimerai mieux en vous aimant pour elles.
Notre tendresse ira plus pure se créant
Pour avoir du Soupçon ignoré le fantôme,
Et nos deux coeurs grandis feront un coeur géant
Où la terre et les cieux sembleront un atome...
Ah! mon coeur est un gouffre insondable et béant!