PARTIE II LETTRE IV
du chevalier, au baron.
je vous ai fait l' aveu de ma faute, quand je
pouvois vous la taire ; et qui ne craint point de
s' humilier devant son ami, est digne de le conserver.
Le ton de votre lettre m' a affligé, et
c' étoit, je crois, votre intention ; mais il ne m' a
point aigri. Je sais tous les droits que vous avez
sur mon coeur ; et le premier, à mes yeux, c' est
cet attrait indépendant, cette pente si douce,
cette sympathie qui indique à une ame celle qui
lui convient le plus, pour recevoir les épanchemens
de ses plaisirs, de ses peines, même de ses
foiblesses. Toute autre considération m' auroit
maintenu dans le respect, et n' eût jamais arraché
de moi les tendres preuves de l' amitié. Vous
êtes l' ami de mon choix, et non des circonstances.
Plaignez-moi, ne m' accablez pas ; je me
meurs, je voudrois n' être plus, je n' ai plus rien
à attendre, rien à espérer ; le présent me tue, et
je saurai bien abréger l' intervalle qui le sépare
de l' avenir... elle ne m' écrit point, elle ne me
répond point, elle refuse de lire mes lettres ;
voilà tout ce que je vois, ce que je sens. Ne me
demandez pas un courage impossible. La cruelle !
Est-elle assez vengée ? Sa barbarie est au point,
qu' elle me fait paroître moins criminel. Qu' ai-je
donc fait, ô ciel ! Qu' obéir à l' amour, au délire,
au plus doux penchant de la nature ? Vous-même,
à ma place, auriez-vous pu vous contenir
dans les bornes d' une froide modération ?
Tout ce que la beauté a de séduisant s' offroit à
moi ; je croyois m' entendre nommer par Madame
De Senanges ; tous ses mouvemens développoient
à mes regards une foule de charmes...
et mes yeux et ma bouche ne les auroient pas
dévorés ! Une intelligence céleste eût alors
retrouvé des sens ; elle eût renoncé à la perfection
de son essence, pour le plaisir de devenir
coupable...
eh quoi, son premier regard ne m' a-t-il pas
arrêté ? à travers l' égarement de mes desirs,
mon coeur n' a-t-il pas reconnu sa voix ? Cet
amant si audacieux n' est-il pas tombé à genoux
devant elle ? Elle ne se rappelle que mon attentat,
et ne veut point se souvenir de mon respect
et de mes larmes. Il est des momens où je regrette
de n' avoir pas profité du désordre de l' amour,
pour en arracher tous les droits. ô liens intimes
de la jouissance, noeud sacré, bonheur au
dessus de l' homme, qui attires deux ames l' une
à l' autre, les unis, les pénetres, les confonds
à jamais, tu m' aurois laissé une partie de la
sienne ; et celle-là, du moins, ne pourroit
m' échapper ! ... où suis-je ? Qu' ai-je dit ? ...
ah ! Je n' ai plus de raison, je n' en veux plus
avoir. Ne me faites pas de reproches ; craignez
mon désespoir ; traitez-moi, baron, avec le
ménagement que l' on doit aux malheureux.