CRAINQUEBILLE, III
Crainquebille devant la justice
le président Bourriche consacra six minutes pleines
à l'interrogatoire de Crainquebille. Cet
interrogatoire aurait apporté plus de lumière si
l'accusé avait répondu aux questions qui lui étaient
posées. Mais Crainquebille n'avait pas l'habitude de
la discussion, et dans une telle compagnie le respect
et l'effroi lui fermaient la bouche. Aussi gardait-il
le silence, et le président faisait lui-même les
réponses ; elles étaient accablantes. Il conclut:
-enfin, vous reconnaissez avoir dit: "mort aux
vaches! "
-j'ai dit: "mort aux vaches!"parce que monsieur
l'agent a dit: "mort aux vaches!"alors j'ai dit:
"mort aux vaches!"
Il voulait faire entendre qu'étonné par l'imputation
la plus imprévue, il avait, dans sa stupeur, répété
les paroles étranges qu'on lui prêtait faussement et
qu'il n'avait certes point prononcées. Il avait dit:
"mort aux vaches!"comme il eût dit: "moi! Tenir
des propos injurieux, l'avez-vous pu croire?"
M. Le président Bourriche ne le prit pas ainsi.
-prétendez-vous, dit-il, que l'agent a proféré ce cri
le premier?
Crainquebille renonça à s'expliquer. C'était trop
difficile.
-vous n'insistez pas. Vous avez raison, dit le
président. Et il fit appeler les témoins.
L'agent 64, de son nom Bastien Matra, jura de dire
la vérité et de ne rien dire que la vérité. Puis il
déposa en ces termes:
-étant de service le 20 octobre, à l'heure de midi,
je remarquai, dans la rue Montmartre, un individu
qui me sembla être un vendeur ambulant et qui tenait
sa charrette indûment arrêtée à la hauteur du numéro
328, ce qui occasionnait un encombrement de voitures.
Je lui intimai par trois fois l'ordre de circuler,
auquel il refusa d'obtempérer. Et sur ce que je
l'avertis que j'allais verbaliser, il me répondit en
criant: "mort aux vaches! "ce qui me sembla être
injurieux.
Cette déposition, ferme et mesurée, fut écoutée avec
une évidente faveur par le tribunal. La défense avait
cité madame Bayard, cordonnière, et M. David
Matthieu, médecin en chef de l'hôpital
Ambroise-paré, officier de la légion d'honneur.
Madame Bayard n'avait rien vu ni entendu.
Le docteur Matthieu se trouvait dans la foule
assemblée autour de l'agent qui sommait le marchand de
circuler. Sa déposition amena un incident.
-j'ai été témoin de la scène, dit-il. J'ai remarqué
que l'agent s'était mépris: il n'avait pas été
insulté. Je m'approchai et lui en fis l'observation.
L'agent maintint le marchand en état d'arrestation et
m'invita à le suivre au commissariat. Ce que je fis.
Je réitérai ma déclaration devant le commissaire.
-Vous pouvez vous asseoir, dit le président. Huissier,
rappelez le témoin Matra. -Matra, quand vous avez
procédé à l'arrestation de l'accusé, monsieur le
docteur Matthieu ne vous a-t-il pas fait observer que
vous vous mépreniez?
-c'est-à-dire, monsieur le président, qu'il m'a
insulté.
-que vous a-t-il dit?
-il m'a dit: "mort aux vaches!"
une rumeur et des rires s'élevèrent dans l'auditoire.
-vous pouvez vous retirer, dit le président avec
précipitation.
Et il avertit le public que, si ces manifestations
indécentes se reproduisaient, il ferait évacuer la
salle. Cependant la défense agitait triomphalement
les manches de sa robe, et l'on pensait en ce moment
que Crainquebille serait acquitté.
Le calme s'étant rétabli, maître Lemerle se leva. Il
commença sa plaidoirie par l'éloge des agents de la
préfecture, "ces modestes serviteurs de la société,
qui, moyennant un salaire dérisoire, endurent des
fatigues et affrontent des périls incessants, et qui
pratiquent l'héroïsme quotidien. Ce sont d'anciens
soldats, et qui restent soldats. Soldats, ce mot dit
tout... "
Et maître Lemerle s'éleva, sans effort, à des
considérations très hautes sur les vertus militaires.
Il était de ceux, dit-il, "qui ne permettent pas
qu'on touche à l'armée, à cette armée nationale à
laquelle il était fier d'appartenir. "
le président inclina la tête.
Maître Lemerle, en effet, était lieutenant dans la
réserve. Il était aussi candidat nationaliste dans le
quartier des vieilles-haudriettes.
Il poursuivit:
-non certes, je ne méconnais pas les services
modestes et précieux que rendent journellement les
gardiens de la paix à la vaillante population de
Paris. Et je n'aurais pas consenti à vous présenter,
messieurs, la défense de Crainquebille si j'avais vu
en lui l'insulteur d'un ancien soldat. On accuse mon
client d'avoir dit: "mort aux vaches! "le sens de
cette phrase n'est pas douteux. Si vous feuilletez le
dictionnaire de la langue verte, vous y lirez
"vachard, paresseux, fainéant ; qui s'étend
paresseusement comme une vache, au lieu de travailler.
- vache, qui se vend à la police ; mouchard. "
mort aux vaches! se dit dans un certain monde.
Mais toute la question est celle-ci: comment
Crainquebille l'a-t-il dit? Et même, l'a-t-il dit?
Permettez-moi, messieurs, d'en douter.
"Je ne soupçonne l'agent Matra d'aucune mauvaise
pensée. Mais il accomplit, comme nous l'avons dit,
une tâche pénible. Il est parfois fatigué, excédé,
surmené. Dans ces conditions il peut avoir été la
victime d'une sorte d'hallucination de l'ouïe. Et,
quand il vient vous dire, messieurs, que le docteur
David Matthieu, officier de la légion d'honneur,
médecin en chef de l'hôpital Ambroise-paré,
un prince de la science et un homme du monde,
a crié: "mort aux vaches!"nous sommes bien
forcés de reconnaître que Matra est en proie à
la maladie de l'obsession et, si le terme n'est pas
trop fort, au délire de la persécution.
"et alors même que Crainquebille aurait crié:
"mort aux vaches!"il resterait à savoir si ce mot a,
dans sa bouche, le caractère d'un délit. Crainquebille
est l'enfant naturel d'une marchande ambulante, perdue
d'inconduite et de boisson, il est né alcoolique. Vous
le voyez ici abruti par soixante ans de misère.
Messieurs, vous direz qu'il est irresponsable."
maître Lemerle s'assit et M. Le président
Bourriche lut entre ses dents un jugement qui
condamnait Jérôme Crainquebille à quinze jours de
prison et cinquante francs d'amende. Le tribunal avait
fondé sa conviction sur le témoignage de l'agent
Matra.
Mené par les longs couloirs sombres du palais,
Crainquebille ressentit un immense besoin de
sympathie. Il se tourna vers le garde de Paris qui le
conduisait et l'appela trois fois:
-cipal!... cipal!... hein? Cipal!...
et il soupira:
-il y a seulement quinze jours, si on m'avait dit
qu'il m'arriverait ce qui m'arrive!...
puis il fit cette réflexion:
-ils parlent trop vite, ces messieurs. Ils parlent
bien, mais ils parlent trop vite. On peut pas
s'expliquer avec eux... cipal, vous trouvez pas qu'ils
parlent trop vite?
Mais le soldat marchait sans répondre ni tourner la
tête.
Crainquebille lui demanda:
-pourquoi que vous me répondez pas?
Et le soldat garda le silence. Et Crainquebille
lui dit avec amertume:
-on parle bien à un chien. Pourquoi que vous me
parlez pas? Vous ouvrez jamais la bouche: vous avez
donc pas peur qu'elle pue?