PLUME DE POÉSIES
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 Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI

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James
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Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI Empty
MessageSujet: Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI   Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI Icon_minitimeSam 2 Fév - 15:30

CRAINQUEBILLE, VI

Crainquebille devant l'opinion.

Crainquebille, sorti de prison, poussait sa voiture
rue Montmartre en criant: des choux, des navets,
des carottes! il n'avait ni orgueil, ni honte
de son aventure. Il n'en gardait pas un souvenir
pénible. Cela tenait, dans son esprit, du théâtre,
du voyage et du rêve. Il était surtout content de
marcher dans la boue, sur le pavé de la ville, et de
voir sur sa tête le ciel tout en eau et sale comme le
ruisseau, le bon ciel de sa ville. Il s'arrêtait à tous
les coins de rue pour boire un verre ; puis, libre et
joyeux, ayant craché dans ses mains pour en lubrifier
la paume calleuse, il empoignait les brancards et poussait
la charrette, tandis que, devant lui, les moineaux,
comme lui matineux et pauvres, qui cherchaient leur vie
sur la chaussée, s'envolaient en gerbe avec son cri
familier: des choux, des navets, des carottes!
une vieille ménagère, qui s'était approchée, lui
disait en tâtant des céleris:

-qu'est-ce qui vous est donc arrivé, père
Crainquebille? Il y a bien trois semaines qu'on ne
vous a pas vu. Vous avez été malade? Vous êtes un
peu pâle.

-je vas vous dire, m'ame Mailloche, j'ai fait le
rentier.

Rien n'est changé dans sa vie, à cela près qu'il va
chez le troquet plus souvent que d'habitude, parce
qu'il a l'idée que c'est fête, et qu'il a fait
connaissance avec des personnes charitables. Il rentre,
un peu gai, dans sa soupente. étendu dans le plumard,
il ramène sur lui les sacs que lui a prêtés le
marchand de marrons du coin et qui lui servent de
couverture, et il songe: "la prison, il n'y a pas à
se plaindre ; on y a tout ce qui vous faut. Mais on
est tout de même mieux chez soi. "

Son contentement fut de courte durée. Il s'aperçut
vite que les clientes lui faisaient grise mine.
-des beaux céleris, m'ame Cointreau!
-il ne me faut rien.
-comment, qu'il ne vous faut rien? Vous vivez
pourtant pas de l'air du temps.

Et m'ame Cointreau, sans lui faire de réponse,
rentrait fièrement dans la grande boulangerie dont
elle était la patronne. Les boutiquières et les
concierges, naguère assidues autour de sa voiture
verdoyante et fleurie, maintenant se détournaient
de lui. Parvenu à la cordonnerie de "l'ange gardien ",
qui est le point où commencèrent ses aventures
judiciaires, il appela:

-m'ame Bayard, m'ame Bayard, vous me devez quinze
sous de l'autre fois.

Mais m'ame Bayard, qui siégeait à son comptoir, ne
daigna pas tourner la tête.

Toute la rue Montmartre savait que le père
Crainquebille sortait de prison, et toute la rue
Montmartre ne le connaissait plus. Le bruit de sa
condamnation était parvenu jusqu'au faubourg et à
l'angle tumultueux de la rue Richer. Là, vers midi,
il aperçut madame Laure, sa bonne et fidèle cliente,
penchée sur la voiture du petit Martin. Elle tâtait
un gros chou. Ses cheveux brillaient au soleil comme
d'abondants fils d'or largement tordus. Et le petit
Martin, un pas grand'chose, un sale coco, lui jurait,
la main sur son coeur, qu'il n'y avait pas plus belle
marchandise que la sienne. à ce spectacle le coeur de
Crainquebille se déchira. Il poussa sa voiture sur
celle du petit Martin et dit à madame Laure, d'une
voix plaintive et brisée:

-c'est pas bien de me faire des infidélités.
Madame Laure, comme elle le reconnaissait elle-même,
n'était pas duchesse. Ce n'est pas dans le monde qu'elle
s'était fait une idée du panier à salade et du dépôt.

Mais on peut être honnête dans tous les états, pas
vrai? Chacun a son amour-propre, et l'on aime pas
avoir affaire à un individu qui sort de prison. Aussi
ne répondit-elle à Crainquebille qu'en simulant un
haut-le-coeur. Et le vieux marchand ambulant,
ressentant l'affront, hurla:

-dessalée! Va!

Madame Laure en laissa tomber son chou vert et
s'écria:

-eh! Va donc, vieux cheval de retour! ça sort de
prison, et ça insulte les personnes!

Crainquebille, s'il avait été de sang-froid,
n'aurait jamais reproché à madame Laure sa condition.
Il savait trop qu'on ne fait pas ce qu'on veut dans la
vie, qu'on ne choisit pas son métier, et qu'il y a du
bon monde partout. Il avait coutume d'ignorer
sagement ce que faisaient chez elles les clientes,
et il ne méprisait personne. Mais il était hors de
lui. Il donna par trois fois à madame Laure les
noms de dessalée, de charogne et de roulure. Un cercle
de curieux se forma autour de madame Laure et de
Crainquebille, qui échangèrent encore plusieurs
injures aussi solennelles que les premières, et qui
eussent égrené tout du long leur chapelet, si un
agent soudainement apparu ne les avait, par son
silence et son immobilité, rendus tout à coup aussi
muets et immobiles que lui. Ils se séparèrent. Mais
cette scène acheva de perdre Crainquebille dans
l'esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer.


Les conséquences
et le vieil homme allait marmonnant:
-pour sûr que c'est une morue. Et même y a pas plus
morue que cette femme-là.
Mais dans le fond de son coeur, ce n'est pas de cela
qu'il lui faisait un reproche. Il ne la méprisait pas
d'être ce qu'elle était. Il l'en estimait plutôt, la
sachant économe et rangée. Autrefois ils causaient
tous deux volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses
parents qui habitaient la campagne. Et ils formaient
tous deux le même voeu de cultiver un petit jardin
et d'élever des poules. C'était une bonne cliente. De
la voir acheter des choux au petit Martin, un sale
coco, un pas grand'chose, il en avait reçu un coup
dans l'estomac ; et, quand il l'avait vue faisant
mine de le mépriser, la moutarde lui avait monté au
nez, et dame!

Le pis, c'est qu'elle n'était pas la seule qui le
traitât comme un galeux. Personne ne voulait plus le
connaître. Tout comme madame Laure, madame
Cointreau la boulangère, madame Bayard de

"l'ange gardien "le méprisaient et le repoussaient.
Toute la société, quoi.

Alors! Parce qu'on avait été mis pour quinze jours à
l'ombre, on n'était plus bon seulement à vendre des
poireaux! Est-ce que c'était juste? Est-ce qu'il y
avait du bon sens à faire mourir de faim un brave
homme parce qu'il avait eu des difficultés avec les
flics? S'il ne pouvait plus vendre ses légumes, il
n'avait plus qu'à crever.

Comme le vin mal traité, il tournait à l'aigre. Après
avoir eu "des mots "avec madame Laure, il en avait
maintenant avec tout le monde. Pour un rien, il
disait leur fait aux chalandes, et sans mettre de
gants, je vous prie de le croire. Si elles tâtaient
un peu longtemps la marchandise, il les appelait
proprement râleuses et purées ; pareillement chez le
troquet, il engueulait les camarades. Son ami, le
marchand de marrons, qui ne le reconnaissait plus,
déclarait que ce sacré père Crainquebille était un
vrai porc-épic. On ne peut le nier: il devenait
incongru, mauvais coucheur, mal embouché, fort en
gueule. C'est que, trouvant la société imparfaite, il
avait moins de facilité qu'un professeur de l'école
des sciences morales et politiques à exprimer ses
idées sur les vices du système et sur les réformes
nécessaires, et que ses pensées ne se déroulaient pas
dans sa tête avec ordre et mesure.

Le malheur le rendait injuste. Il se revanchait sur
ceux qui ne lui voulaient pas de mal et quelquefois sur de
plus faibles que lui. Une fois, il donna une gifle à
Alphonse, le petit du marchand de vin, qui lui avait
demandé si l'on était bien à l'ombre. Il le gifla et
lui dit:

-sale gosse! C'est ton père qui devrait être à
l'ombre au lieu de s'enrichir à vendre du poison.
Acte et parole qui ne lui faisaient pas honneur ; car,
ainsi que le marchand de marrons le lui remontra
justement, on ne doit pas battre un enfant, ni lui
reprocher son père, qu'il n'a pas choisi.

Il s'était mis à boire. Moins il gagnait d'argent,
plus il buvait d'eau-de-vie. Autrefois économe et
sobre, il s'émerveillait lui-même de ce changement.

-j'ai jamais été fricoteur, disait-il. Faut croire
qu'on devient moins raisonnable en vieillissant.
Parfois il jugeait sévèrement son inconduite et sa
paresse:

-mon vieux Crainquebille, t'es plus bon que pour
lever le coude.

Parfois il se trompait lui-même et se persuadait
qu'il buvait par besoin:

-faut comme ça, de temps en temps, que je boive un
verre pour me donner des forces et pour me rafraîchir.
Sûr que j'ai quelque chose de brûlé dans l'intérieur.
Et il y a encore que la boisson comme rafraîchissement.

Souvent il lui arrivait de manquer la criée matinale
et il ne se fournissait plus que de marchandise
avariée qu'on lui livrait à crédit. Un jour, se
sentant les jambes molles et le coeur las, il laissa
sa voiture dans la remise et passa toute la sainte
journée à tourner autour de l'étal de madame Rose,
la tripière, et devant tous les troquets des halles.
Le soir, assis sur un panier, il songea, et il
eut conscience de sa déchéance.

Il se rappela sa force première et ses antiques
travaux, ses longues fatigues et ses grains
heureux, ses jours innombrables, égaux et pleins;
les cent pas, la nuit, sur le carreau des halles,
en attendant la criée ; les légumes enlevés par
brassées et rangés avec art dans la voiture,
le petit noir de la mère Théodore avalé tout
chaud d'un coup, au pied levé, les brancards
empoignés solidement ; son cri, vigoureux
comme le chant du coq, déchirant l'air
matinal, sa course par les rues populeuses,
toute sa vie innocente et rude de cheval humain,
qui, durant un demi-siècle, porta, sur son étal
roulant, aux citadins brûlés de veilles et de
soucis, la fraîche moisson des jardins potagers.
Et secouant la tête il soupira:

-non! J'ai plus le courage que j'avais. Je suis
fini. Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se
casse. Et puis, depuis mon affaire en justice, je
n'ai plus le même caractère. Je suis plus le même
homme, quoi!

Enfin il était démoralisé. Un homme dans cet
état-là, autant dire que c'est un homme par terre et
incapable de se relever. Tous les gens qui passent
lui pilent dessus.

_________________
J'adore les longs silences, je m'entends rêver...  
James
Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI Une_pa12Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI Plumes19Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI Miniat14Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI James_12Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, VI Confes12

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