PLUME DE POÉSIES
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 Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, IV

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James
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James


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Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, IV Empty
MessageSujet: Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, IV   Anatole France (1844-1924).CRAINQUEBILLE, IV Icon_minitimeSam 2 Fév - 15:27

CRAINQUEBILLE, IV

Apologie pour M. Le président Bourriche quelques
curieux et deux ou trois avocats quittèrent
l'audience après la lecture de l'arrêt, quand déjà le
greffier appelait une autre cause. Ceux qui sortaient
ne faisaient point de réflexion sur l'affaire
Crainquebille qui ne les avait guère intéressés, et
à laquelle ils ne songeaient plus. Seul M. Jean
Lermite, graveur à l'eau-forte, qui était venu
d'aventure au palais, méditait sur ce qu'il venait de
voir et d'entendre.

Passant son bras sur l'épaule de maître Joseph
Aubarrée:

-ce dont il faut louer le président Bourriche, lui
dit-il, c'est d'avoir su se défendre des vaines
curiosités de l'esprit et se garder de cet orgueil
intellectuel qui veut tout connaître. En opposant
l'une à l'autre les dépositions contradictoires
de l'agent Matra et du docteur David Matthieu,
le juge serait entré dans une voie où l'on ne
rencontre que le doute et l'incertitude. La
méthode qui consiste à examiner les faits selon les
règles de la critique est inconciliable avec la bonne
administration de la justice. Si le magistrat avait
l'imprudence de suivre cette méthode, ses jugements
dépendraient de sa sagacité personnelle, qui le plus
souvent est petite, et de l'infirmité humaine, qui
est constante. Quelle en serait l'autorité? On ne
peut nier que la méthode historique est tout à fait
impropre à lui procurer les certitudes dont il a
besoin. Il suffit de rappeler l'aventure de Walter
Raleigh.

"un jour que Walter Raleigh, enfermé à la tour de
Londres, travaillait, selon sa coutume, à la seconde
partie de son histoire du monde, une rixe éclata
sous sa fenêtre. Il alla regarder ces gens qui se
querellaient, et, quand il se remit au travail, il
pensait les avoir très bien observés. Mais le
lendemain, ayant parlé de cette affaire à un de ses
amis qui y avait été présent et qui même y avait pris
part, il fut contredit par cet ami sur tous les points.

Réfléchissant alors à la difficulté de connaître la
vérité sur des événements lointains, quand il avait
pu se méprendre sur ce qui se passait sous ses yeux,
il jeta au feu le manuscrit de son histoire.

"si les juges avaient les mêmes scrupules que sir
Walter Raleigh, ils jetteraient au feu toutes leurs
instructions. Et ils n'en ont pas le droit. Ce serait
de leur part un déni de justice, un crime. Il faut
renoncer à savoir, mais il ne faut pas renoncer à
juger. Ceux qui veulent que les arrêts des tribunaux
soient fondés sur la recherche méthodique
des faits sont de dangereux sophistes et des ennemis
perfides de la justice civile et de la justice
militaire. Le président Bourriche a l'esprit trop
juridique pour faire dépendre ses sentences de la
raison et de la science dont les conclusions sont
sujettes à d'éternelles disputes. Il les fonde sur des
dogmes et les assied sur la tradition, en sorte que
ses jugements égalent en autorité les commandements
de l'église. Ses sentences sont canoniques. J'entends
qu'il les tire d'un certain nombre de sacrés canons.
Voyez, par exemple, qu'il classe les témoignages non
d'après les caractères incertains et trompeurs de la
vraisemblance et de l'humaine vérité, mais d'après des
caractères intrinsèques, permanents et manifestes. Il
les pèse au poids des armes. Y a-t-il rien de plus
simple et de plus sage à la fois? Il tient pour
irréfutable le témoignage d'un gardien de la paix,
abstraction faite de son humanité et conçu
métaphysiquement en tant qu'un numéro matricule et
selon les catégories de la police idéale. Non pas que
Matra (Bastien), né à Cinto-monte (Corse), lui
paraisse incapable d'erreur. Il n'a jamais pensé que
Bastien Matra fût doué d'un grand esprit
d'observation, ni qu'il appliquât à l'examen des faits
une méthode exacte et rigoureuse. à vrai dire, il ne
considère pas Bastien Matra, mais l'agent 64. -un
homme est faillible, pense-t-il. Pierre et Paul
peuvent se tromper. Descartes et Gassendi, Leibnitz
et Newton, Bichat et Claude Bernard ont pu se
tromper. Nous nous trompons tous et à tout moment. Nos
raisons d'errer sont innombrables. Les perceptions des
sens et les jugements de l'esprit sont des sources
d'illusion et des causes d'incertitude. Il ne faut pas
se fier au témoignage d'un homme: testis unus, testis nullus.
mais on peut avoir foi dans un numéro. Bastien Matra,
de Cinto-monte, est faillible. Mais l'agent 64,
abstraction faite de son humanité, ne se trompe pas.
C'est une entité. Une entité n'a rien en elle de ce
qui est dans les hommes et les trouble, les corrompt,
les abuse. Elle est pure, inaltérable et sans
mélange. Aussi le tribunal n'a-t-il point hésité à
repousser le témoignage du docteur David Matthieu,
qui n'est qu'un homme, pour admettre celui de l'agent
64, qui est une idée pure, et comme un rayon de Dieu
descendu à la barre.

"en procédant de cette manière, le président
Bourriche s'assure une sorte d'infaillibilité, et la
seule à laquelle un juge puisse prétendre. Quand
l'homme qui témoigne est armé d'un sabre, c'est le
sabre qu'il faut entendre et non l'homme. L'homme est
méprisable et peut avoir tort. Le sabre ne l'est point
et il a toujours raison. Le président Bourriche a
profondément pénétré l'esprit des lois. La société
repose sur la force, et la force doit être respectée
comme le fondement auguste des sociétés. La justice
est l'administration de la force. Le président
Bourriche sait que l'agent 64 est une parcelle du
prince. Le prince réside dans chacun de ses officiers.
Ruiner l'autorité de l'agent 64, c'est affaiblir
l'état. Manger une des feuilles de l'artichaut, c'est
manger l'artichaut, comme dit Bossuet en son sublime
langage. (politique tirée de l'écriture sainte,
passim.)

"toutes les épées d'un état sont tournées dans le même
sens. En les opposant les unes aux autres, on
subvertit la république. C'est pourquoi l'inculpé
Crainquebille fut condamné justement à quinze jours
de prison et cinquante francs d'amende, sur le
témoignage de l'agent 64. Je crois entendre
le président Bourriche expliquer lui-même
les raisons hautes et belles qui inspirèrent sa
sentence. Je crois l'entendre dire:

"-j'ai jugé cet individu en conformité avec l'agent
64, parce que l'agent 64 est l'émanation de la force
publique. Et, pour reconnaître ma sagesse, il vous
suffit d'imaginer que j'aie agi inversement. Vous
verrez tout de suite que ç'eût été absurde. Car, si
je jugeais contre la force, mes jugements ne seraient
pas exécutés. Remarquez, messieurs, que les juges ne
sont obéis que tant qu'ils ont la force avec eux. Sans
les gendarmes, le juge ne serait qu'un pauvre rêveur.
Je me nuirais si je donnais tort à un gendarme.
D'ailleurs le génie des lois s'y oppose. Désarmer les
forts et armer les faibles ce serait charger l'ordre
social que j'ai mission de conserver. La justice est
la sanction des injustices établies. La vit-on jamais
opposée aux conquérants et contraire aux
usurpateurs? Quand s'élève un pouvoir illégitime,
elle n'a qu'à le reconnaître pour le rendre légitime.
Tout est dans la forme, et il n'y a entre le crime et
l'innocence que l'épaisseur d'une feuille de papier
timbré. -c'était à vous, Crainquebille, d'être le
plus fort. Si, après avoir crié: "mort aux vaches! "
vous vous étiez fait déclarer empereur, dictateur,
président de la république ou seulement conseiller
municipal, je vous assure que je ne vous aurais pas
condamné à quinze jours de prison et cinquante francs
d'amende. Je vous aurais tenu quitte de toute peine.
Vous pouvez m'en croire.

"ainsi sans doute eût parlé le président Bourriche,
car il a l'esprit juridique et il sait ce qu'un
magistrat doit à la société. Il en défend les
principes avec ordre et régularité.

La justice est sociale. Il n'y a que de mauvais
esprits pour la vouloir humaine et sensible.

On l'administre avec des règles fixes et non avec les
frissons de la chair et les clartés de l'intelligence.
Surtout ne lui demandez pas d'être juste, elle n'a pas
besoin de l'être puisqu'elle est justice, et je vous
dirai même que l'idée d'une justice juste n'a pu
germer que dans la tête d'un anarchiste. Le président
Magnaud rend, il est vrai, des sentences équitables.
Mais on les lui casse, et c'est justice.

"le vrai juge pèse les témoignages au poids des armes.
Cela s'est vu dans l'affaire Crainquebille, et dans
d'autres causes plus célèbres.

Ainsi parla M. Jean Lermite, en parcourant d'un
bout à l'autre bout de la salle des pas-perdus.
Maître Joseph Aubarrée, qui connaissait le palais,
lui répondit en se grattant le bout du nez:
-si vous voulez avoir mon avis, je ne crois pas que
monsieur le président Bourriche se soit élevé
jusqu'à une si haute métaphysique. à mon sens, en
admettant le témoignage de l'agent 64 comme
l'expression de la vérité, il fit simplement ce qu'il
avait toujours vu faire. C'est dans l'imitation qu'il
faut chercher la raison de la plupart des actions
humaines. En se conformant à la coutume on passera
toujours pour un honnête homme. On appelle gens de
bien ceux qui font comme les autres.

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J'adore les longs silences, je m'entends rêver...  
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